La plus grande menterie

 

À beau mentir qui vient de loin, les vérités du patelin n’en trompent pas moins. Tous les ans, un des temps forts du Festival des contes de Trois-Pistoles est incontestablement le concours de La plus grande menterie. Cette année, la plus grande des plus grandes était hors concours puisqu’elle avait déjà fait l’objet d’une contestation, d’une pétition et de diverses manifestations des Pistolois pour tenter d’établir si la plus grande des menteries était une vérité du cru ou un mensonge éhonté qui vient de loin. Je vous la raconte comme elle aurait pu être présentée au Rendez-vous des grandes gueules.

L’histoire se passe dans une petite municipalité érigée à l’embouchure d’une rivière qui donne sur le Saint-Laurent, comme une bonne partie des paroisses du Bas-du-Fleuve. Un jour, un margoulin beau parleur eut l’idée de construire un barrage de demi-vérités et de demi-mensonges le long de la dite rivière et, sur-le-champ, le projet eut l’heur d’intéresser le margoulin beau menteur qui présidait aux destinées de la petite municipalité.

Cupide, c’était le nom du beau parleur, avait imaginé une centrale au fil de l’eau comme on dit au fil du temps ou au fil des songes, qui produirait comme au temps de la ruée vers l’or, des pépites, qui sont des petites boules d’énergie, des petits poussins lumineux très en demande sur le marché américain à certaines périodes de l’année, entre autres dans le temps des Fêtes pour illuminer les immenses sapins de Noël qu’on dresse dans les grandes villes de l’est états-unien comme New York ou Boston.

À ceux qui s’étaient aussitôt inquiétés de la disparition de l’eau des chutes au profit des pépites, Avide, c’était le nom du beau menteur, avait rétorqué avec un certain agacement devant le lenteur d’esprit de ses commettants qu’au contraire d’une catastrophe, c’était plutôt une bénédiction, voire même un bienfait. Qui pouvait s’opposer à la réduction saisonnière du débit de la rivière si le dit assèchement permettait de remplacer des rapides somme toute modestes par un son et lumière absolument fabuleux recréant l’effet des chutes à partir d’images spectaculaires filmées à Montmorency, Niagara, Shawinigan, Churchill, Gersoppa, Wollomombi et Yosemite ? Qui peut s’opposer au mieux au nom du moins ?

Il faut admettre que, dans la défense de leur projet, les deux margoulins ont mis le paquet pour faire oublier la réalité du barrage 0 à toutes les heures du jour sur le site, on représenterait divers exploits par la magie du virtuel, des sauts en baril, des bonds de saumon, des plongeons acrobatiques d’Esther Williams dans une chorégraphie aquatique de naïades à la Busby Berkeley, des filles toutes nues qui dansent aux roches plates et à la tombée du jour, un duel au pistolet sur fil de fer où, après avoir fait feu, les deux protagonistes et l’arbitre laisseraient tomber leurs armes dans la rivière aux Trois-Pistoles, ce qui déclencherait un feu d’artifices qui se terminerait par une pluie de pistoles.

Inutile de préciser que les revenus engendrés par la vente des poussins lumineux et des pépites d’énergie sur le marché états-unien sont insuffisants pour financer le son et lumière. Fort heureusement, a-t-on appris, il existe un programme gouvernemental dont le but est de remplacer les chutes, les églises, les quartiers historiques, les villes fermées, bref tous les trésors disparus du patrimoine par un spectacle virtuel qui les restitue dans toute leur intégralité. On parle même de reboiser virtuellement des grandes parties du territoire québécois. C’est un projet à haute teneur écologique qui rencontre toutes les exigences du protocole de Kyoto.

Il va sans dire que les projets dits de revitalisation du patrimoine culturel doivent être inscrits au programme avant que la disparition de leur objet ne soit un fait accompli. La reconstitution à partir d’un inventaire photographique exhaustif des lieux et des édifices tels qu’ils existaient avant leur destruction demeure moins coûteuse à réaliser qu’à partir de témoignages et de documents visuels. Cela tombe sous le sens.

En ce sens, la mise en chantier illégale du barrage de la rivière des Trois-Pistoles effectuée cet automne par Avide et Cupide ne peut que compromettre la virtualisation préalable du site, laquelle sera une exigence et une des composantes majeures de la nouvelle politique du ministère de l’Environnement sur la protection du patrimoine. Reste à déterminer laquelle des deux menteries est la plus plausible 0 les pépites d’énergie et les poussins lumineux ou la virtualisation préalable ?