Miron le « continenteux »

 

En 1990, dans un entretien radiophonique, Jean Larose demandait à Gaston Miron s’il concevait la poésie comme une pensée. Miron répondait 0 « Absolument… Le poème doit penser le monde. »

Cette définition volontariste de la poésie, Jean-Christian Pleau, historien de la littérature québécoise, la met en parallèle avec la définition volontariste de la nation que Hubert Aquin formulait en 1962 dans un article célèbre 0 « La fatigue culturelle du Canada français ». « Les peuples sont ontologiquement indéterminés, affirmait Aquin, et cette indétermination est le fondement même de leur liberté. L’histoire à venir d’un groupe humain n’est pas fatale, elle est imprévisible. Un homme se définit par son projet, a dit Jean-Paul Sartre. Un peuple aussi. » Autant Miron se révoltait contre le caractère désincarné de l’esthétisme étroit, autant Aquin dénonçait la nature statique du nationalisme traditionnel.

La révolution avortée

En s’appuyant sur ces réflexions généreuses, souples et évolutionnistes des deux écrivains iconoclastes, Jean-Christian Pleau soutient qu’il y a eu, parallèlement à la Révolution tranquille, le rêve d’une révolution beaucoup plus profonde. Cette révolution avortée, pense-t-il avec justesse, reste incomprise de la quasi-totalité des souverainistes et des fédéralistes. Cela n’empêche pas plusieurs d’entre nous, secrètement conscients d’un échec grave, d’éprouver la nostalgie confuse d’une ferveur révolutionnaire mythique. Donner une signification politique précise à notre révolution ratée serait réduire l’importance de son but. Ne se voulait-elle pas quelque chose de plus qu’une réforme socialiste, qu’une solution indépendantiste ? Pleau a raison d’intituler tout simplement son livre La Révolution québécoise 0 Hubert Aquin et Gaston Miron au tournant des années soixante.

Que de choses à dire sur Miron ! Pleau aurait dû scruter davantage les lettres du poète à Claude Haeffely et les notes marginales que Miron écrivit, quelques années avant sa mort, pour l’édition de luxe de L’Homme rapaillé ? Il y a dans ces textes majeurs, au moins aussi importants que les poèmes, des choses étonnantes qui confirment la belle intuition de Jean-Christian Pleau.

Une « légende au futur »

Dans une des notes marginales, Miron rappelle qu’il a été « foudroyé » en découvrant par hasard ces deux vers de Patrice de la Tour du Pin 0 « Tous les pays qui n’ont plus de légende / Seront condamnés à mourir de froid… » C’était en 1948. Le poète entrevoit aussitôt « le destin d’un pays » et la création d’ « une légende au futur ». Comme Aquin le fera plus tard, Miron reconnaît dans le souffle national et tellurique qui l’anime une dimension à la fois universaliste et individualiste. Cette dimension correspond à une angoisse, étrangère aux sentiments chauvins, impersonnels et défensifs qu’on trouve dans le nationalisme traditionnel. « C’est, écrit Miron à Haeffely en 1954, l’angoisse de ceux qui ne veulent pas disparaître et qui rejoint l’angoisse de l’homme tout court atteint dans sa liberté la plus personnelle. » À ses yeux, les Canadiens français deviennent de plus en plus « des déracinés par l’intérieur », ce qui pousse les plus écorchés d’entre eux à se demander si leur déracinement ne coïnciderait pas avec le déracinement plus général du monde contemporain, victime de la dépersonnalisation capitaliste. Comment ne pas déceler dans cette vision l’influence d’Emmanuel Mounier et de la revue française Esprit ?

« La première fois que j’entendis pénétrer en moi le mot colonisé, écrit Miron, ce fut vers les années 1955 ou 1956. » On venait de lui apprendre qu’en lisant les manuscrits reçus du Québec pour la préparation du numéro spécial d’Esprit consacré en 1952 au Canada français, Albert Béguin, le directeur de la revue, y avait découvert l’expression d’une « conscience colonisée ». Le terme intrigue Miron, puis, réflexion faite, le choque et l’obsède. La lecture du Portrait du colonisé, d’Albert Memmi, n’arrange pas les choses. « L’idée d’indépendance me tourmentait », avouera Miron. L’anticolonialisme se formule loin de nous, dans le tiers monde. La sympathie que ce mouvement obtient en France n’est-elle pas suspecte pour nous autres, Canayens, qui avons toujours été intellectuellement colonisés par l’Europe ? La révolution à laquelle rêve Miron échappe au cadre des définitions. C’est la révolution que seuls les poètes peuvent appréhender. « Il va arriver quelque chose d’imminent, je sens ça comme une bête », écrivait Miron dès 1956.

Miron converti par DesRochers

Le poète ne lit pas que les revues et les livres publiés en France. Il se passionne pour notre poésie. De 1953 à 1958, Miron séjourne plusieurs fois à Claire-Vallée, chez Françoise Gaudet-Smet, qui se fait un devoir d’accueillir les poètes impécunieux comme lui. Il y rencontre Alfred DesRochers, le poète alcoolique sans domicile fixe que Mme Gaudet-Smet, à bout de patience, avait déjà mis à la porte, en avril 1952, avant de se réconcilier avec lui l’année suivante. Que DesRochers ait initié Miron au rêve de la littérature sauvage de notre continent et que ce dernier ait reconnu en lui le père réel de la poésie québécoise, tout l’indique.

Comme DesRochers l’avait déjà fait, Miron lit les écrivains américains dans le texte. Il déploie, précise-t-il, « des efforts inouïs » pour les déchiffrer et se laisse aller à une confession. « Je suis Américain, proclame-t-il à Haeffely le 13 février 1958, c’est ma grande découverte, et je n’ai plus rien à faire avec l’Europe. » Miron ne se reconnaît que dans les écrivains américains. « Au début, j’en étais consterné. Maintenant, je sais qu’ils sont nos frères, des autres nous-mêmes. » À l’exemple de DesRochers, il affirme avoir rompu « définitivement avec la vieille culture, représentée par l’Europe ».

La poésie de l’action politique

L’engouement de Miron pour la littérature américaine explique en grande partie pourquoi, à cette époque, il cesse d’écrire. Sa langue lui apparaît comme un outil impropre à traduire concrètement la réalité du continent et à exprimer la révolution indicible dont il pressent les premiers feux. L’action politique devient pour lui la seule poésie concrète. Il adhère au parti social-démocrate et y milite aux côtés de Michel Chartrand et de Jacques Ferron. « Je gueule comme un pendu, au nom du prolétariat, au nom des bêtes que nous sommes devenus. Cette lutte, confie-t-il à Haeffely, est maintenant ma seule raison de vivre. »

Si la poésie est vraiment une pensée, ne doit-elle pas se construire à partir des faits ? La poésie est une science expérimentale. Miron l’a bien vu en lisant en anglais les écrivains américains. Il le verra encore plus en mettant les pieds en France et en découvrant les Français tels qu’ils sont. C’est à Paris que Miron est redevenu poète ; c’est à Paris, après avoir mis les mains dans les plaies de l’Europe « vétuste » et « formaliste », que Miron est devenu poète québécois. Paris n’a jamais trompé personne. « Me voici à Paris, écrit Miron en 1959, moi le Canayen, le pas sortable, l’enraciné, le forestier, l’humusien, le continenteux, l’Américain, oui l’Américain, je le suis, je le constate… j’en suis fier de jour en jour. » Il s’aperçoit que la révolution occidentale ne pourra s’accomplir qu’au Québec dans la langue des colons des Laurentides. « Nous sommes cent fois plus socialistes que l’Europe, du moins que la France. » Le socialisme français lui apparaît comme un « verbalisme ».

« Le suicide me hante »

En juin 1960, Miron le crève-la-faim ne peut plus supporter Paris. « Le suicide me hante depuis un mois comme jamais… Il y a bien les putains, mais c’est mécanique, avec ma gueule elles ne veulent jamais jouir. Je suis fatigué d’avoir un visage dégueulasse. » Le mâle désespéré revient au Québec et publie, en 1962, dans Le Nouveau Journal, sa fameuse Marche à l’amour, appel pathétique d’un orignal intérieur, d’ « un pitre aux larmes d’étincelles et de lésions profondes ». Miron redécouvre le pays, l’invente, le réinvente, le ressasse jusqu’à la blessure, jusqu’à la démangeaison. Ce n’est pas le pays préexistant de DesRochers, de Ferron et des écrivains américains, c’est le pays de « l’homme agonique » qui émerge du « non-poème ». L’ensemble de la poésie de Miron fait penser à une glose laborieuse et bouleversante de cette réflexion lumineuse qu’Aquin formulait en 1962 0 « Le Canadien français est, au sens propre et figuré, un agent double. Il s’abolit dans l’excentricité et, fatigué, désire atteindre au nirvana politique par voie de dissolution. »

Pierre Elliott Trudeau et Gérard Pelletier croyaient résoudre ce problème identitaire en dissolvant pour toujours les Québécois dans le nirvana de la Confédération. Ils pensaient répondre ainsi aux critères que Mounier et la revue Esprit proposaient pour assurer le développement harmonieux de la personne humaine. Dans les années soixante, ils n’auraient jamais pu imaginer que Jean-Marie Domenach, héritier spirituel de Mounier et de Béguin, écrive, dans les années quatre-vingt, en s’adressant à ses compatriotes français0 « Nous devenons un peuple drainé pour reprendre la terrible expression que G. Miron appliquait au Québec 0 notre identité s’écoule et s’évapore par des milliers de canaux. » En 1995, Domenach renchérit 0 « À l’échelle du monde, la France commence à ressembler au Québec à l’échelle de l’Amérique du Nord. »

En faisant de la France un pays québécois, la mondialisation états-unienne aura, d’une manière insoupçonnée, éclairci le mystère de notre révolution avortée, confirmé sa portée universelle, prouvé la nature politique de la poésie, éloigné de nous le nirvana et fait de Gaston Miron le « continenteux » d’une Amérique immémoriale, rebelle et québécoise.

Jean-Christian Pleau, La Révolution québécoise 0 Hubert Aquin et Gaston Miron au tournant des années soixante, Fides, 2002.