Paix linguistique et anglicisation tranquille

 

Il semble y avoir toujours eu, autour du débat linguistique au Québec, quelque chose de paradoxal et d’irrationnel, quelque chose qui porte à dénier la réalité. Le psychanalyste Camille Laurin considérait que, pour échapper à leur insécurité, les « peuples déshérités » se créent des mythes, qui « sont souvent présentés comme des postulats évidents qu’il serait sacrilège d’oser même soumettre à une analyse critique... Ainsi, selon certains, une collectivité française serait inassimilable... ».

Dans les années 1960, plusieurs intervenants refusaient d’admettre l’existence de quelques problèmes que ce soit, même si l’avenir du français au Québec était clairement menacé par l’anglicisation massive des allophones et que les francophones subissaient des iniquités socio-économiques flagrantes, En 1965, Jean Lesage maintenait que cette tendance à l’anglicisation s’était renversée, et que « parler de désintégration de la langue et de la culture françaises, c’était faire preuve de défaitisme et d’un complexe d’infériorité ».

Malgré cela, selon l’historien Marc V. Levine, une partie de plus en plus importante de l’élite francophone montante (qui avait succédé au clergé), rejetait l’idée répandue d’un peuple « né pour un petit pain », et prenait conscience que « le déclin de la proportion de francophones à Montréal menaçait l’avenir et le dynamisme de la langue et de la culture françaises dans l’ensemble du Québec ». La mobilisation populaire et la revendication des droits linguistiques collectifs ont donné lieu à l’adoption de trois lois linguistiques entre 1969 et 1977. La loi 101 a d’abord symbolisé une libération et un affranchissement, c’était le contraire du défaitisme et du complexe d’infériorité invoqué par Lesage.

Quel consensus ?

Plusieurs auteurs affirment que l’établissement de la loi 101 a fait l’objet d’un large consensus et a suscité une paix ou une sécurité linguistiques. Cependant, ladite paix linguistique ne semble avoir été ressentie que du côté francophone.

Dans les médias anglophones, la question linguistique n’a cessé d’être omniprésente, la communauté anglophone y étant généralement décrite comme une minorité maltraitée. Les groupes de pression anglophones ont travaillé sans relâche à l’affaiblissement de la Charte de la langue française. À la fin du dernier régime du gouvernement libéral du Québec, la loi 101 avait subi plus de 200 amendements qui l’ont affaiblie dans la plupart de ses secteurs d’application. Comme l’a démontré récemment Normand Lester, la presse du Canada anglais se livre à une campagne intense de dénigrement systématique du Québec français. Tout mouvement de défense ou de promotion du français fait l’objet de constantes accusations de xénophobie, voire de racisme.

Un tabou dans les médias

Il semble que, sous l’effet de telles accusations, la question linguistique soit devenue un véritable tabou dans la plupart des grands médias francophones. Toute remise en question de la prétendue « sécurité » ou de la dite « paix » linguistique est promptement éludée. On veut à tout prix éviter d’ouvrir « la marmite linguistique ». Le constat de la situation réelle du français au Québec est ainsi largement occulté et, de ce fait, l’ensemble de la population québécoise demeure privé d’une information vitale pour son avenir.

Il est difficile de ne pas reconnaître ici une résurgence du fameux « complexe du colonisé » ou de ce que Camille Laurin associait à une forme d’identification masochiste à l’agresseur. Ainsi tout comme une personne abusée pendant longtemps qui tente de se défendre peut craindre d’être comme son agresseur, le geste d’affirmation d’établir la loi 101 aurait provoqué une forme d’impression de culpabilité. Pour paraphraser ce que la sociopsychologue Susanne Labrie observait en 1993, c’est comme si les Québécois francophones se sentaient coupables d’exister. En fait le contraire aurait été surprenant. On peut difficilement penser que la collectivité francophone se soit libérée en quelques années des séquelles de décennies, et en fait de plusieurs siècles de colonisation et de domination anglo-saxonne.

Le déclin du français

L’analyse des travaux de la Commission Larose effectuée par Charles Castonguay dans l’aut’journal a amplement démontré une tendance à systématiquement minimiser l’importance du déclin du français comme langue d’usage à la maison en ayant recours à un concept de langue d’usage public défini et mesuré de façon ambiguë. En fait, le pouvoir d’attraction du français ne s’est pas accru suffisamment auprès des allophones et des nouveaux arrivants pour contrer la défrancisation de Montréal et assurer l’avenir de la langue française à plus long terme dans l’ensemble du Québec. Selon à peu près tout les indicateurs linguistiques, y compris le très contestable indicateur de la langue d’usage public de l’ancien CLF, on observe que la situation du français est en stagnation ou en recul depuis les années 80.

De plus, les auteurs du rapport de la Commission Larose justifient le déni des enjeux démolinguistiques en invoquant des motifs idéologiques. Ils soutiennent qu’examiner les données sur les transferts linguistiques comporterait « des dérives sociales majeures, tel le cloisonnement de la société québécoise en trois catégories 0 les francophones, les anglophones et les allophones ». C’est un peu comme si une commission sur la condition féminine considérait qu’il ne faut plus comparer les conditions salariales des hommes et des femmes parce qu’on créerait ainsi des catégories de citoyens. .

Récemment, le philosophe Serge Cantin considérait « que non seulement nous ne sommes pas encore sortis de la survivance (contrairement à ce que certains voudraient bien nous faire croire), mais que nous sommes peut-être en train d’oublier les raison mêmes pour lesquelles nous avions conçu le projet révolutionnaire-tranquille d’en sortir. Cet oubli manifeste une crise de la mémoire collective, crise où se jouent l’identité et l’avenir de la nation. »

Pourtant, les lois linguistiques existent partout dans le monde, soit dans plus de 190 États et 110 pays. Assurer la survie et l’épanouissement de la langue et la culture d’un peuple est un fondement du droit à l’auto-détermination de la Charte de l’ONU et du principe de la diversité culturelle dans le contexte de la mondialisation.

Lorsqu’on la compare aux législations linguistiques qui ont démontré une réelle efficacité pour assurer la survie et l’épanouissement de plusieurs langues dans un même pays, comme par exemple en Belgique ou en Suisse, on constate que la loi 101 a, dès le départ, comporté des concessions majeures.

Faire le vrai débat de fond

Comme le mentionnne Marc Termote (1999) de l’INRS-Urbanisation 0 « La plupart des pays connaissent en matière linguistique ce qu’il est convenu d’appeler la loi du sol, c’est-à-dire que, sur un territoire donné, une seule langue est utilisée dans le domaine public… » Ce chercheur précise que l’absence de loi ou le libre choix permet aussi le libre jeu du rapport des forces et que le Québec, dernière société majoritairement francophone en Amérique du Nord, constitue une très petite minorité proche de 300 millions d’anglophones. Des droits égaux accordés à des groupes inégaux aboutiront forcément à des résultats inégalitaires. Comme le disait Lacordaire 0 « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, c’est la liberté qui opprime et c’est la loi qui affranchit ».

La langue commune et officielle d’un État constitue un facteur essentiel à la cohésion sociale et à l’inclusion de tous les citoyens dans la même sphère de droits et de devoirs, dans un même espace public. Pour en arriver à établir un véritable équilibre linguistique et à sortir définitivement de l’idéologie de survivance et de repli sur soi, il faut d’abord évaluer la situation de façon réaliste et faire le vrai débat de fond avec tous les citoyens, pour enfin prendre les mesures qui s’imposent.