Rencontre avec Paule Baillargeon

 

Paule Baillargeon a marqué l’image du cinéma québécois. Elle y a incarné, comme réalisatrice, scénariste et à travers ses nombreux rôles, une femme engagée, audacieuse, ancrée profondément dans les époques qu’elle a traversées, sensible, droite et fière comme le sont les femmes d’ici.

Notre rencontre lui a permis de faire le bilan, le constat, de regarder et observer les forces et les faiblesses, les hauts et les bas de l’histoire moderne du Québec et de son cinéma, en plus d’exprimer ses espoirs et déceptions.

Cet exercice vise à donner la voix à une artiste, à une créatrice, qui à travers la sagesse de l’expérience et le courage de l’imagination, dresse souvent mieux que quiconque un portrait juste et honnête du monde qui nous entoure.

Émile Nelligan, Gaston Miron, Claude Jutra…

Paule Baillargeon m’a donné rendez-vous dans un café en face du carré Saint-Louis. Dès l’entrée, deux immenses portraits d’Émile Nelligan et de Claude Jutra nous accueillent, comme pour nous rappeler qu’ils existent encore. Dans son film Claude Jutra, portrait sur film, qui a pris l’affiche en septembre dernier, Baillargeon filme justement ce parc d’aujourd’hui pour parler du Claude Jutra d’hier. Ce parc profondément urbain est si présent dans l’imaginaire collectif québécois qu’on a parfois l’impression qu’il arrête le temps et mélange les Montréal de Nelligan, de Miron, de Jutra et de Dany Laferrière. Comme si en un lieu les artistes avaient monté les barricades et en avaient pris possession. « Je crois que les artistes sont nécessaires à la vie et à la société, surtout ici au Québec où ils nous ont littéralement aidés à nous connaître. », commente-t-elle.

Elle m’explique ensuite le grand bonheur que lui apporta le film La vie heureuse de Léopold Z. (1965) de Gilles Carle où, pour la première fois, elle voyait sur grand écran des gens comme ceux qui l’entouraient prendre la parole, faire le cinéma, comme une preuve de l’existence du peuple québécois 0 « C’était extraordinaire d’entendre parler les personnages de Carle, de rire avec eux, de sentir sa sensibilité toute québécoise enfin prendre forme au cinéma. Ça faisait du bien. » En même temps, il y avait Gilles Groulx, Claude Jutra, Michel Brault et tous les autres qui s’armaient de caméras pour bâtir notre cinéma national. « Ces gens-là sont des pionniers, c’est à eux que l’on doit l’existence d’un cinéma au Québec. Ils ont donné leur vie au cinéma, ce sont de grands créateurs, de grands artistes », explique-t-elle.

Paule Baillargeon a adoré faire un film sur Claude Jutra qu’elle a bien connu, ayant déjà été dirigée par lui dans un de ses films, le dirigeant à son tour, dans un des siens. Ce film personnel raconte très bien les débuts du cinéma québécois, explique la ténacité et le courage qu’a dû avoir Jutra à l’époque de À tout prendre (1963) pour emprunter lui-même à la banque l’argent nécessaire pour financer ce premier film de fiction de style cinéma direct et de nature autobiographique réalisé au Québec.

Pour Baillargeon, ce documentaire lui permit de réaliser de nouveau un film personnel, de rendre hommage à un homme qui a tant donné au cinéma d’ici. Pour elle, Jutra c’est « un héros à hauteur d’homme, comme le sont tous les héros québécois ; comme René Lévesque ou encore Gaston Miron, Jutra resta toute sa vie, malgré un grand génie artistique, très près des gens, du peuple, resta humble et intègre. »

Une œuvre personelle mais collective

Depuis plus de 30 ans, Paule Baillargeon a participé à l’évolution du cinéma québécois, qu’elle adore et qu’elle affectionne tout particulièrement. Malheureusement, les nombreux refus des instances gouvernementales de lui octroyer des subventions l’ont découragée et elle hésite maintenant à vouloir faire d’autres films de fiction. « Le système de financement est épouvantable ! lance-t-elle. On juge les films comme des produits, comme de la marchandise, on ne parle jamais d’œuvres et d’artistes. »

Elle a aussi observé un changement radical dans l’attitude que les réalisateurs et les réalisatrices entretiennent entre eux. « Ils et elles sont en perpétuelle compétition alors qu’au début du cinéma québécois c’était la solidarité et l’aide qui étaient plus importants. Ça nous fragmentalise et ça nous rend plus vulnérables par rapport aux bailleurs de fonds. »

Et le cinéma québécois d’aujourd’hui ?

Son dernier film sur Claude Jutra a été tourné en vidéo, ce qui était une première pour elle en tant que réalisatrice. « Avec la venue de la vidéo on assiste à une véritable démocratisation du cinéma, ce qui rejoint un rêve que caressaient particulièrement les cinéastes québécois qui ont inventé le cinéma direct, celui de faire un cinéma léger et libre. Mais c’est certain que j’aimerais mieux filmer en 35mm », s’empresse-t-elle d’ajouter.

Paule Baillargeon dit bien aimer la diversité du cinéma québécois d’aujourd’hui, mais admet que celui-ci est tout de même beaucoup moins politique qu’il l’a déjà été. Des réalisateurs engagés comme Denis Chouinard et Hugo Latulippe représentent des exceptions. Elle pense que la génération de « la nouvelle vague québécoise » semble un peu perdue et prévoit que la prochaine sera plus sociale et engagée 0 « Le cinéma est le miroir de l’époque. »

Elle déplore le manque de vision politique qui caractérise la période actuelle et ne comprend pas ce que sont devenus aujourd’hui les baby-boomers qui, à une époque pas si lointaine, rêvaient d’un monde meilleur où tous seraient égaux dans une fraternité internationale. « Pour moi le grand échec de notre génération ce fut de ne pas accomplir la séparation du Québec. On pensait que vouloir changer le monde c’était assez. On a été très naïfs. On a oublié qu’il fallait aussi changer le cœur de l’humain et ça, on n’a pas réussi. »

Malgré tout, elle reste confiante et croit fermement que le cinéma est nécessaire à la vie. Pour elle, « le cinéma exprime la poésie, la réflexion, la beauté, la révolte, toutes ces choses dont les humains ont besoin pour vivre. »

Du Grand Cirque ordinaire au documentaire

Paule Baillargeon a étudié à L’École national de théâtre. En 1969, elle et d’autres étudiants (Pierre Curzi, Gilbert Sicotte…) refusent leurs diplômes pour protester contre le caractère sclérosé de l’institution et faire reconnaître leur droit à l’improvisation et à la création collective. Quelques mois plus tard, elle participe à la fondation du Grand Cirque Ordinaire et y met en application ses convictions théâtrales.

Cette même année, elle aura un rôle de dernière minute dans le film Entre tu et vous du révolutionnaire Gilles Groulx. Dans les années qui suivront, elle jouera dans Réjeanne Padovani (1973) et Gina (1975) de Denis Arcand, co-scénarisera et interprétera avec Pierre Harel Vie d’ange en 1979 et incarnera la sœur Gertrude dans La dame en couleurs de Claude Jutra en 1984. Elle participera en tant qu’actrice à des films d’Anne-Claire Poirier, Léa Pool, Jacques Leduc, Roger Frappier et bien d’autres.

Comme réalisatrice elle signera entre autre La cuisine rouge (1979) qui raconte un mariage où des hommes attendent d’être servis par leurs femmes qui sont à la cuisine. Mais la contestation s’installe dans la tête de celles-ci qui refuseront d’être soumises à la gente masculine. En 1993, elle adapte en long métrage un roman de Monique Proulx 0 Le sexe des étoiles. Il y a deux mois sort son premier documentaire 0 Claude Jutra, portrait sur film, qui connaît un succès important. Elle a aussi réalisé plusieurs téléfilms, courts et moyens métrages. Toute son œuvre est habitée par cette volonté de mieux connaître l’être humain et les rapports qui existent entre hommes et femmes.