Riopelle, le hibou qui voit dans la nuit

Jean-Claude Germain ne s’est pas joint pour rien à tous ceux qui exigent que La Joute, sculpture-fontaine de Jean-Paul Riopelle, reste aux abords du Stade olympique, près du Jardin botanique, dans l’est de Montréal, et y soit enfin offerte à la vue du public, au lieu d’être réinstallée dans un ancien espace vide du centre-ville, qualifié pompeusement de « quartier international ». Riopelle avait au moins une chose en commun avec Germain. Il possédait et exposait fièrement chez lui une statue de Louis Cyr, le héros populaire québécois ignoré des grands musées du monde.

C’est René Viau qui, dans un des articles réunis sous le titre Jean-Paul Riopelle: la traversée du paysage, notait, en 1977, la présence de cette statue kitsch dans la grange-atelier du peintre à Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson. Critique d’art pénétrant, Viau a compris qu’à partir de cette époque la France était redevenue pour Riopelle « la terre du passé » et le Québec de sa jeunesse, « un royaume, un refuge ». Le cycle se bouclait. La patiente nature québécoise avait accompli son œuvre. En 1982, dans les Laurentides, Riopelle faisait à Viau cette confidence &/48; « Au fond, le pays, c’est quelque chose que tu as au fond de toi. »

Quand Riopelle s’est mis à sculpter des hiboux à la fin des années soixante, il le faisait à ses risques et périls. Lorsque le virage figuratif de l’artiste s’est accentué dans les années quatre-vingt, la France a occulté Riopelle. Elle ne retrouvait plus le maître de l’abstraction lyrique, le Riopelle de l’École de Paris des années cinquante. Elle a préféré oublier qu’elle l’avait reconnu comme un grand peintre. Quant à la reconnaissance américaine, elle n’est jamais vraiment venue. Lorsque Riopelle s’était installé à Paris en 1946, la capitale de l’art moderne avait déjà commencé à se déplacer de Paris à New York. Riopelle se serait-il trompé de continent ? En perdant New York, il aura fini par perdre Paris. Il était condamné à être québécois, et il le savait depuis toujours.

Le « p’tit gars de Sainte-Marie »

En 1968, lorsque Fernand Seguin présente Riopelle aux téléspectateurs québécois au seuil d’un entretien mémorable, à l’émission Le Sel de la semaine, il conclut en disant: « Vous êtes canadien-français… » Et Riopelle d’enchaîner: «… catholique, libéral… Pure laine, oui, p’tit gars de Sainte-Marie… Comme Camillien Houde… » Riopelle est l’incarnation même du paradoxe québécois. Comme l’explique si bien Stéphane Aquin, dans le très beau catalogue Riopelle, publié par le Musée des beaux-arts de Montréal, le peintre a séjourné à New York et s’est s’installé à Paris pour fuir l’obscurantisme québécois des années quarante, a acquis en France une réputation internationale dans les années cinquante alors qu’il était ignoré au Québec, et voilà qu’à sa mort en 2002, il n’y a guère que le Québec pour le célébrer !

Le Québec ne devrait pas honorer seulement le peintre que Riopelle a été en France, aussi sublime fût-il. Certes, on ne peut cesser d’admirer les « mosaïques » abstraites de 1954, ces huiles peintes à la spatule dont l’extraordinaire densité et la coloration saisissante ont fait la gloire de Riopelle, comme La Jacob Chatou et le triptyque Pavane, reproduites dans le catalogue du Musée des beaux-arts de Montréal, et Abstraction, reproduite dans la magnifique Collection Riopelle du Musée du Québec, livre d’art présenté par John R. Porter. Mais, en comparant ces œuvres au triptyque figuratif L’Hommage à Rosa Luxemburg, acrylique et peinture aérosol sur toile, que Riopelle a créé au Québec en 1992, comment pourrait-on discerner un déclin dans l’évolution du génie de l’artiste ? Les oies sauvages, les fougères chamaniques, les aiguilles glacées de conifères, qui peuplent le langage chiffré de L’Hommage, sont les fantômes qui s’évadent des stigmates pâteux et multicolores des années cinquante.

Le « testament pictural » de Riopelle, pour reprendre l’expression de Porter, est plus qu’un hommage camouflé au peintre américain Joan Mitchell, qui fut l’une des compagnes de l’artiste québécois, celle qu’il surnommait, d’un air taquin, Rosa Malheur. Cette œuvre d’une longueur de plus de quarante mètres, évocation subtile des lettres codées de Rosa Luxemburg, championne de la révolution populaire et spontanée, constitue une célébration de l’engloutissement de l’artiste au fond de l’univers quotidien et mystérieux des signes.

« Je peins pour survivre »

« Quand tu travailles, tu ne te poses jamais de questions ? » demande à Riopelle son ami le critique Pierre Schneider. « Non, répond-il, je ne me permets même pas de reculer devant ma toile. » On n’insistera jamais assez sur le caractère existentiel et irrationnel de l’art de Riopelle. « Je peins pour survivre », avoue le peintre en 1989. Lise Gauvin qui rapporte ce propos dans Chez Riopelle, passionnant petit livre, nous apprend que l’artiste québécois, même s’il admirait Breton, préférait Artaud. « La plus grande influence pour moi, c’est Artaud… Artaud était un illuminé total. »

Pour Riopelle, l’illumination totale se trouve dans le regard, dans l’acuité du regard. Riopelle récuse les clichés selon lesquels il serait le peintre de la nature sauvage et infinie. Le sentiment de l’espace, « tu le trouves, dit-il à Pierre Schneider, dans une feuille d’arbre ». Il s’explique: « Une feuille, c’est toute la forêt. Le tout, c’est de la voir. » Selon Riopelle, toute peinture doit exprimer le regard, et non pas la chose. L’art ne peut subsister que dans la liberté du regard. Un tableau n’a pas de frontières et les écoles de peinture ne sont qu’apparentes. La capitale de l’art n’est ni Paris, ni New York, ni même l’Isle-aux-Grues. Il n’y en a pas. Riopelle, qui voit en Turner le plus grand peintre « abstrait », est convaincu qu’il n’y a pas d’abstraction véritable en art. Il n’y a, selon lui, que des sensations concrètes.

L’absence de frontières de l’œuvre d’art, Walter P. Chrysler fils, l’un des rares admirateurs inconditionnels de Riopelle aux États-Unis, en avait parfaitement compris la portée. Cet excentrique, qui détestait les voitures, surtout les Chrysler auxquelles il devait pourtant son héritage, voulait que son ami, le peintre québécois, décore de fresques le sommet du célèbre gratte-ciel Chrysler de New York. « Parce que, disait-il, pour voir du Riopelle, il faut regarder de haut. » La fameuse notion picturale du « trop-plein », nul ne l’a mieux définie que Jean McEwen. Comme le raconte ce peintre québécois, Riopelle, en 1951, peignait « avec des baguettes qui projetaient la peinture sur la toile ». « Le plus beau Riopelle, conclut-il, c’était évidemment le plafond. »

La peinture, cet instantané du regard

L’exubérance et la désinvolture de Riopelle cachent une inébranlable certitude: celle de la peinture, cet instantané du regard. « Quand j’hésite, je ne peins pas. Quand je peins, je n’hésite pas. » Comme le remarque avec beaucoup de justesse René Viau, le hibou, oiseau totémique de Riopelle, voit ce que le monde ne voit pas. Pourtant, la certitude de Riopelle repose sur le contact direct avec ce même monde.

Lorsque l’air de Montréal était encore « irrespirable » pour un artiste, Riopelle s’est établi à Paris plutôt qu’à New York, surtout pour « une question de langue ». Dans la communication, la verdeur lui est indispensable. « Je préfère fréquenter les gens de la rue, disait-il à Fernand Seguin. Le contact avec la rue était pour moi une chose vitale… »

En 1991, à Montmagny, Riopelle n’a pas craint de participer à une exposition en duo avec Jean-Julien Bourgault, le sculpteur traditionnel et populaire de Saint-Jean-Port-Joli. Il n’y a rien comme cette rencontre d’un peintre dont la réputation internationale s’était obscurcie et d’un gosseux provincial au bord des larmes pour nous rappeler que l’avenir de l’œuvre tout entière de Jean-Paul Riopelle se jouera dans le regard de ceux qui ont vu naître ce trop-plein de l’art populaire, c’est-à-dire dans le regard totalement l’illuminé de l’est de Montréal.

René Viau, Jean-Paul Riopelle: la traversée du paysage, Leméac, 2002.

Riopelle, Musée des beaux-arts de Montréal, 2002.

John R. Porter, La Collection Riopelle du Musée du Québec, Musée du Québec, 2002.

Lise Gauvin, Chez Riopelle, L’Hexagone, 2002.