Nous sommes les premiers à avoir été envahis par les Américains

Il faut toujours se fier à sa première impression d’une personne, d’un appartement, d’une ville, d’un pays ou d’une œuvre. Il ne faut pas certes s’y limiter mais, même si elle a tendance à s’estomper inévitablement avec la pratique, l’usage et l’accoutumance, la première impression demeure ce moment total et unique, cette pellicule vierge où tout s’est enregistré en mode vérité avant que l’interprétation ne corrige la mise au foyer.

Au théâtre, les soirs de première, le public retrouve souvent spontanément toutes les réticences et tous les enthousiasmes que les comédiens avaient ressentis à leur première lecture de la pièce et gommés ou oubliés au fil des répétitions. Nous avons été les premiers à être envahis par les Américains et à ce titre nous sommes la première impression.

Grossesse anglaise, accouchement américain

Vous vous en souvenez ? C’était en 1775. L’année précédente, la crainte de la dite invasion avait contraint les Britanniques à avaler la pilule sans la mâcher et à adopter à toute vapeur l’Acte de Québec qui permet la participation des Canadiens au gouvernement civil de la Province of Quebec, autorise la pratique de la religion catholique et reconnaît la langue française. Bref, notre acte de deuxième naissance dont l’invasion américaine a été involontairement la sage-femme.

Mais revenons à la première impression. En janvier 1776, pour le Congrès qui siège à Philadelphie, la situation militaire est désespérée et désespérante. Ses troupes occupent toujours la région de Montréal mais l’invasion américaine s’est enlisée devant Québec après l’échec de l’attaque qui a coûté la vie à son général en chef, Montgomery. Si un homme peut encore sauver la mise en se rendant sur le terrain pour tenter de rallier les Canadiens à la cause des Insurgeants, c’est Benjamin Franklin, l’agent le plus persuasif de la Révolution.

Le choix de l’émissaire du Congrès est un peu ironique. Mené au bord de la faillite personnelle par la défaite du général Braddock à la Monongahéla en 1755, Franklin a été par la suite le grand responsable de l’annexion du Canada par l’Angleterre. C’est sa présence et ses constantes interventions à Londres de 1757 à 1762 qui ont poussé le gouvernement britannique à réclamer la possession du Canada lors des négociations du Traité de Paris (1763). Le champion du droit des colonies à lever leurs taxes a maintenant 70 ans. Il souffre de la goutte. Mais il ne sera pas dit que le Canada sera perdu pour la future république parce que Benjamin Franklin aura refusé de s’y rendre même en hiver.

Pour l’imprimeur-journaliste-éditeur, c’est d’abord et avant tout une question d’information. La propagande du clergé et de la noblesse auprès des habitants du pays doit être neutralisée par une contre-propagande révolutionnaire simple, directe et démocratique, dans l’esprit de son célèbre almanach du peuple, le Poor Richard’s Almanack.

Une bonne campagne de promotion et le tour est joué

L’inventeur du paratonnerre amènera donc dans ses bagages une presse d’imprimerie et un imprimeur-journaliste, Fleury-Mesplet. Pour sa mission diplomatique, il est accompagné de deux commissaires : un patriote sûr, Samuel Chase, et Charles Carroll, l’homme le plus riche des colonies. Son cousin le jésuite John Carroll qui deviendra plus tard le premier évêque catholique américain fait également partie de la délégation. Les deux Carroll parlent le français.

Après un voyage éprouvant qui a duré 25 jours, la commission du Congrès débarque à Montréal le 27 avril 1776. Dès le lendemain matin, Franklin s’attaque à sa tâche pour se rendre immédiatement compte qu’au Canada, son prestige personnel est inexistant et que la raison d’être du Congrès n’est pas connue et encore moins reconnue. Les Canayens s’avèrent encore plus pragmatiques que les Américains. La seule propagande qu’ils sont prêts à écouter est celle qu’annonçait la lettre d’intention de George Washington. Nous recevrons avec reconnaissance les nécessaires et les munitions que vous nous fournirez et nous en payerons la pleine valeur. Mais à l’usage l’armée révolutionnaire s’est révélée chiche.

Excusez-nous ! On avait oublié que vous étiez papistes

De son côté, John Carroll doit se contenter d’une réunion secrète avec quelques membres du clergé sans la présence de Monsieur de Montgolfier. Le supérieur du Séminaire refuse de le rencontrer officiellement. La réunion ébranle les convictions révolutionnaires du jésuite. Le clergé canadien est bien informé et parfaitement au courant de la violente réaction antipapiste du Congrès en 1774 lors de l’adoption de l’Acte de Québec par le gouvernement de Sa Majesté. Est-ce que notre sang ne se glace pas dans nos veines, lorsque vous songez qu’un parlement anglais a pu adopter un acte pour établir le pouvoir arbitraire et le papisme dans un pays aussi étendu ? écrivait alors Alexander Hamilton, un des futurs pères de la Constitution états-unienne.

La déclaration que le Congrès de Philadelphie adresse au dit parlement est tout aussi incendiaire. Nous ne pouvons nous empêcher d’être étonnés qu’un parlement britannique ait consenti à établir une religion qui a inondé de sang votre île et qui a répandu l’impiété, la bigoterie, la persécution, le meurtre et la rébellion dans toutes les parties du monde. Le père Carroll peut difficilement contester les faits : le gouvernement de la vieille Angleterre a su faire preuve d’une plus grande tolérance et d’une plus grande maturité politique à l’égard du catholicisme que le jeune Congrès américain.

Franklin n’avait pas envisagé la possibilité que des papistes français aient pu lire les journaux londoniens où les objections américaines à l’Acte de Québec ont été pourtant largement diffusées. Dès qu’il a compris son erreur, l’émissaire du Congrès ne s’attarde pas. Sa conclusion est on ne peut plus explicite. Si on ne peut trouver de l’argent pour soutenir notre armée avec décence, c’est notre avis unanime qu’il vaut mieux se retirer immédiatement plutôt que d’être haï par le peuple.

Le courrier qui part pour Philadelphie croise celui qui arrive de Québec avec la mauvaise nouvelle que les premiers renforts britanniques commencent à arriver. Franklin laisse Chase et Carroll derrière pour organiser la retraite américaine et reprend le chemin de ce qui deux mois plus tard, le 4 juillet 1776, deviendra les États-Unis d’Amérique.

Cette première impression est en tout point exemplaire. Le modèle de la Grande république n’existe pas encore qu’il cherche déjà à s’imposer en présupposant qu’une campagne d’information sur les vertus salvatrices de la démocratie appuyée par une invasion militaire présentée comme une guerre de libération nationale suffisent pour que les populations tirées des griffes de la tyrannie – c’est ainsi qu’on qualifiait l’Angleterre à l’époque – adoptent spontanément pour leur plus grand bien le modèle made in USA. On croirait lire un communiqué de guerre de la présente administration Bush.

Pourquoi changer lorsqu’on est parfait ?

Si on peut croire que les Américains n’ont rien oublié, on peut également penser qu’ils n’ont rien appris puisqu’entre la première et la toute dernière invasion états-unienne, leur point aveugle est demeuré inchangé. Franklin ignorait presque tout du passé de la population qu’il invitait à se libérer et présumait que son équivalent politique, l’élite de la dite population, ignorait inversement tout du passé de ses libérateurs.

Il avait également oublié diplomatiquement que pour lui comme pour ses compatriotes protestants, le papisme était synonyme de déloyauté et de terrorisme puisque les catholiques prêtaient allégeance à un monarque étranger, le Pape, et que dans l’histoire britannique, ils avaient comploté pour faire exploser le Parlement, le roi et ses ministres – une date, le Guy Fawkes’ Day, qui était commémorée tous les 5 novembre. Remplacez le catholicisme par l’Islam et l’adéquation avec aujourd’hui est parfaite.

Le séjour à Montréal de Benjamin Franklin a duré 10 jours. C’est le seul échec diplomatique de toute sa carrière. Son verdict sur le Canada est sans appel. Ça nous coûterait sûrement moins cher de l’acheter que de le conquérir ! Ou de le convaincre. Jusqu’à nos jours, sauf pour l’intermède belliqueux de 1812, force nous est de constater que la politique des États-Unis face au Canada se fie toujours à la première impression de Benjamin Franklin.