À quoi rêve le bébé québécois gravé sur le dollar américain ?

Elvis Gratton, Céline Dion et nos snow birds qui hivernent en Floride ne le savent pas encore, mais l’apprendront tôt ou tard. Un Québécois figure maintenant sur la pièce américaine d’un dollar ! Il se prénomme Jean-Baptiste, est tout petit, mais nullement frisé.

Auréolé de la devise In God We Trust, Jean-Baptiste Charbonneau fait dodo à la fois sur le symbole du capitalisme mondial et sur les épaules de sa maman Sacagawea, représentée avec lui sur la pièce de monnaie. La jeune femme a emprunté les traits d’un modèle d’aujourd’hui, une belle étudiante américaine qui répond au nom merveilleux de Randy’L He-Done Teton.

Né dans l’Ouest américain, le 11 février 1804, Jean-Baptiste est le fils de Toussaint Charbonneau, explorateur et interprète, et de l’Amérindienne Sacagawea, de la nation des Serpents. Son père a vu le jour à Boucherville, le 21 mars 1767. Les Américains ont tenu à immortaliser sa mère, Sacagawea, en faisant d’elle, dès la fin du XIXe siècle, la pacificatrice des tribus les plus farouches et le « guide des premiers Blancs qui traversèrent le continent américain ».

Sacagawea et Jean-Baptiste éclipsent Lewis et Clark

Entre 1804 et 1806, la légendaire « Femme-Oiseau » n’a-t-elle pas accompagné, avec son mari et son fils, la fameuse expédition de Lewis et Clark jusqu’au Pacifique ? Il y a plus d’un siècle, sa glorification visait à jeter le voile sur le génocide amérindien, cette tragédie qui a permis aux Anglo-Saxons de faire la conquête de l’Ouest tout en nous marginalisant à l’échelle de l’Amérique du Nord. Aujourd’hui, au nom de la political correctness, elle vise, sans aller jusqu’à dévoiler l’identité du petit Québécois Jean-Baptiste, à revaloriser le place des femmes et des Amérindiens dans l’histoire des États-Unis. « Money talks ! » pourraient nous répondre, en nous montrant la nouvelle pièce d’un dollar, ceux qui ne doutent jamais de leur pureté d’intention.

À travers l’histoire de Sacagawea, de Toussaint Charbonneau et de leur fils Jean-Baptiste, qui suivra les traces de ses parents en devenant guide et interprète, Denis Vaugeois, dans son beau livre America (1803-1853), nous explique comment, grâce à notre participation plus ou moins servile, les États-Unis sont devenus l’Amérique. Les treize États côtiers américains, qui proclamèrent leur indépendance en 1776, formaient un pays très petit si on le compare au territoire américain d’aujourd’hui. Même après la cession par les Britanniques en 1784 du territoire qui s’étendait des Grands Lacs jusqu’au confluent du Mississippi et de l’Ohio, espace où nous entretenions d’étroites relations avec les Amérindiens, le pays restait relativement limité.

Les États-Unis ont commencé leur véritable pénétration continentale en achetant de la France, en 1803, un immense territoire, plus à l’ouest, s’étendant du Canada actuel jusqu’au golfe du Mexique : la Louisiane. Il s’agissait, encore une fois, d’une zone où nous exercions notre influence auprès de nos partenaires amérindiens. En 1853, les Américains en achetant, du Mexique cette fois, la partie sud des États actuels de l’Arizona et du Nouveau-Mexique complétèrent pacifiquement la conquête sanglante d’un très grand territoire mexicain qui allait jusqu’au Pacifique. Désormais, il était clair que les États-Unis avaient une vocation continentale. Dès 1845, le journaliste John L. O’Sullivan n’avait-il pas fixé la manifest destiny de ses compatriotes en les appelant à « occuper tout le continent selon les desseins de la Providence » ?

Espérant trouver « la voie de communication la plus courte et la plus commode entre les États-Unis et l’océan Pacifique », Thomas Jefferson, élu président en 1801, lisait de nombreux ouvrages, écrits en français, sur ce que nous sommes en droit d’appeler aujourd’hui l’Amérique québécoise. Il transmis à son secrétaire particulier Meriwether Lewis des extraits du journal de Jean-Baptiste Trudeau, explorateur et traiteur né à Montréal en 1748, avant même qu’il ne fût publié et un projet de traité portant sur l’acquisition de la Louisiane. Les Américains ont toujours été très rapides dans la conduite des affaires. Au moment même où, en 1803, Lewis concluait à Paris l’achat de la Louisiane, il se procurait 193 livres de soupe déshydratée pour manger pendant l’expédition qu’il comptait mener vers l’Ouest pour réaliser le rêve expansionniste de Jefferson.

L’Ouest des mammouths

Avec l’accord du président, Lewis s’adjoignit William Clark pour diriger cette périlleuse expédition. Pour pénétrer les territoires de l’Ouest peuplés d’Amérindiens, il ne pouvait se dispenser de notre concours. Lewis obtint l’aide des marchands de Saint-Louis. Antoine Soulard lui montra des cartes de la Haute-Louisiane. L’intérieur de l’Amérique était un univers mystérieux, où se trouvait, selon Jefferson, l’une des tribus perdues d’Israël, d’ « undercivilized Indians », des montagnes de sel et des mammouths. Bref, un avant-goût de King Kong et du Parc jurassique. Nous étions les seuls à posséder les clés de ce jardin de l’imaginaire.

Lewis et Clark firent appel à un métis pour les guider et leur servir d’interprète : Georges Drouillard. Ils engagèrent également comme bateliers des métis et des Canadiens. L’expédition de Lewis et Clark était en réalité l’expédition des Drouillard, Cruzatte, Labiche, Deschamps, Malbœuf, Primeau, Hébert, Lajeunesse, Pineau, Roy, Collin et Rivet. S’ajoutent bien sûr, en cours de route, les noms de Toussaint Charbonneau et de Sacagawea. Sans parler de notre petit saint Jean-Baptiste. C’est sur les airs du violoneux Cruzatte et au rythme de nos chansons que les États-Unis deviennent l’Amérique. La première langue de cette Amérique aura été le joual et son premier symbole la ceinture fléchée.

Aventureux et bons vivants, nous suivons les chemins de l’avenir sans nous en rendre compte. En faisant découvrir aux Anglo-Saxons le légendaire pays des Mandans, où les belles sauvagesses s’adonnent, au cœur du continent, à la luxure la plus inimaginable, nous ébranlons leurs certitudes morales et leurs croyances métaphysiques. Nous donnons au mythe de la Frontier sa dimension la plus profonde en invitant les Américains à imaginer l’Ouest comme la terre du péché et le tombeau du puritanisme. Sans cette initiation mentale au libertinage, San Francisco, Hollywood et Las Vegas auraient-ils pu devenir tout à fait ce qu’ils sont ?

Du cap Horn à l’Oregon

Nous sommes partout. Il ne faut jamais perdre de vue que Lachine se trouve dans l’île de Montréal. En 1810, le Montréalais Gabriel Franchère rivalise avec l’expédition de Lewis et Clark. Au service de Jacob Astor, Américain d’origine allemande lié aux marchands de Montréal, il ira participer à la fondation d’un poste de traite de fourrures en Oregon, sur la côte du Pacifique, en voguant à bord du Tonquin. Ce navire doublera le cap Horn, à l’extrémité de l’Amérique du Sud ! En fondant le poste d’Astoria, Astor et ses hommes de confiance comptent commercer avec les Chinois sans devoir franchir les Rocheuses et affronter les terribles Pieds-Noirs.

Franchère raconte son expédition maritime dans son Voyage à la côte du Nord-Ouest de l’Amérique, qui renferme une remarquable description des us et coutumes des Chinooks, nation amérindienne aujourd’hui disparue. En l’enrichissant d’une introduction, d’une chronologie et de nombreuses notes d’une rare érudition, l’infatigable Georges Aubin vient, pour la première fois, d’éditer cet ouvrage d’après le manuscrit original. Franchère occupe dans la société un rang plus élevé que Georges Drouillard et Toussaint Charbonneau. Il fait plus que servir les intérêts d’un Américain comme Astor, qui devient l’homme le plus riche des États-Unis. En 1857, il fonde sa propre maison de commerce dont les bureaux se trouveront à New York Il avait été encore plus loin dans l’audace en embrassant la cause défendue par Papineau et en entretenant des relations avec les Patriotes.

En 1838, Franchère avait proposé à Ludger Duvernay d’établir au Wisconsin des Patriotes réfugiés et fait allusion à la souscription d’abonnements au journal Le Patriote canadien. Voilà ce que nous apprend l’indispensable Dictionnaire encyclopédique et historique des patriotes (1837-1838), d’Alain Messier, ami et émule de Georges Aubin. En feuilletant ce livre, remplis de renseignements inédits sur plus de 5 000 révolutionnaires et réformistes de toute condition, nous nous rendons compte qu’il était temps en 1837 de songer à construire notre propre rêve après avoir tant contribué à construire celui des autres.

La liberté, la démocratie et le progrès qu’exprime le mythe de la Frontier, nous ne pouvions les interpréter que d’un point de vue amérindien, c’est-à-dire universel. Nous étions à la fois les héros et les victimes de ce mythe. Notre sujétion permettait une compréhension nouvelle des choses et annonçait l’éclatement de l’Amérique. Qu’est-ce que la Frontier devant l’univers ? Le petit Jean-Baptiste qui rêve sur le dollar américain nage dans le Pacifique, parcourt la Chine, double le cap Horn et joue à Boucherville. Pour que les États-Unis oublient que la conquête de l’Ouest, prélude à la conquête du monde, les a conduits dans l’enfer impérial d’aujourd’hui, il fallait bien qu’ils gravent sur leur pièce d’un dollar, près du mot Liberty, un talisman amérindien, québécois et universel.

Denis Vaugeois, America (1803-1853), Septentrion, 2002.

Gabriel Franchère, Voyage à la côte du Nord-Ouest de l’Amérique, Lux, 2002.

Alain Messier, Dictionnaire encyclopédique et historique des patriotes (1837-1838), Guérin, 2002.