Wall-mart réhabilite le travail féodal

Comment perdre son dos, ses pieds, sa fierté et son identité

Ce dont on ne se rend pas compte quand on commence à vendre son temps à l’heure, c’est qu’on vend en réalité sa vie », résume Barbara Ehrenreich, auteure de L’Amérique pauvre, Comment ne pas survivre en travaillant. Un livre percutant qui raconte sa plongée en apnée dans l’univers des « working poors », ces gens qui occupent des emplois non qualifiés et dont le salaire ne leur permet pas de vivre décemment.

Nous avons retenu l’enquête menée dans un magasin de la chaîne Wal-Mart au Minnesota, un État du Mid-West américain reconnu pour être « relativement progressiste et plutôt bienveillant à l’égard de ses pauvres ».

Son logement assuré, Barbara Ehrenreich sollicite un emploi comme vendeuse chez Wal-Mart. L’entretien avec la responsable du personnel se déroule bien, mais le test de personnalité révèle une défaillance. À la question à l’effet que « les règlements doivent être suivis à la lettre en toutes circonstances », elle répond qu’elle est plutôt d’accord, au lieu des « absolument d’accord » ou « totalement d’accord » attendus. L’ordinateur qui évalue les réponses rejette toute marge d’incertitude. Seule une entrevue plus poussée qui révèle que la candidate doit faire appel à son jugement dans certaines circonstances rétablit la confiance. Déjà l’employeur affiche ses couleurs.

Puis vient le test de dépistage de drogues. « Toute cette histoire, avec le trajet et l’attente, m’a pris une heure et quarante minutes. Chaque nouvel emploi potentiel requiert une demande d’emploi, un entretien et un test de dépistage – à quoi s’ajoutent le prix de l’essence et celui d’une éventuelle baby-sitter », constate la demandeuse d’emploi.

Toutefois, là ne s’arrête pas son chemin de croix. Les tests préliminaires franchis, Wal-Mart la convoque à l’entretien d’orientation. Durant huit heures seront présentés sous forme de vidéos les trois principes philosophiques de l’entreprise : respect de l’individu, dépassement des attentes du client, recherche de l’excellence. Une voix les répètera sans cesse, telle un « preacher » à ses disciples.

C’est au cours de cette séance épuisante que Barbara apprend que les employés sont des « associés » et que les dirigeants ne sont pas des patrons, mais qu’ils sont au service des associés et des clients.

À preuve, des témoignages « d’associés » dans une vidéo intitulée Vous avez choisi un lieu de travail formidable confirment l’atmosphère familiale de Wal-Mart, ce qui, par voie de conséquence, exclut la syndicalisation, avec démonstration à l’appui.

Rien n’est laissé au hasard. Les actes répréhensibles sont punis. Une vidéo montre un caissier en train de voler de l’argent dans la caisse. « Un tambour retentit de façon menaçante tandis qu’il est emmené, menottes aux poignets. On apprend qu’il a été condamné à quatre ans de prison », note la future walmartienne.

« Viennent ensuite la série d’interdictions : pas de piercing sur le visage ; pas de jeans, sauf le vendredi, et il faut payer 1 $ le privilège de les porter ; pas de nourriture durant les heures de travail ; pas de temps perdu à bavarder », ajoute-t-elle. Un « Manuel de l’associé », lu à haute voix par les responsables, complète la formation.

« Oubliez de discuter salaire et horaire ! Ça ne vous viendra même pas à l’esprit », clame celle qui a compris la manipulation habile du processus d’embauche. « Vous êtes un candidat et, tout à coup, on vous propose de vous orienter. On vous donne un formulaire de candidature et quelques jours après, on vous confie un uniforme. Aucune étape intermédiaire dans ce processus pendant laquelle vous pourriez faire face à votre employeur potentiel. Le test de dépistage vous met en position de celle qui a quelque chose à prouver. Une position de faiblesse, de très grande faiblesse », conclut la journaliste, médusée.

Sa carrière de vendeuse au rayon des vêtements féminins commence. « Chez Wal-Mart, les clients font leurs courses avec des chariots qu’ils peuvent remplir à ras bord, avant de s’approcher des cabines d’essayage. Là, les articles rejetés, qui représentent environ 90 % des articles essayés, sont pliés et placés sur des cintres par la personne qui s’occupe des cabines d’essayage, puis placés dans d’autres chariots, raconte la vendeuse néophyte. Nous devons ranger ces vêtements. Également, les nombreux articles disséminés par les clients, tombés par terre, enlevés des cintres ou encore cachés loin de leur place habituelle doivent être remis en place, classés par couleur, motif, taille et prix, poursuit-elle. Ce travail n’exige qu’un minimum d’échanges avec les autres employés ou cadres parce que la tâche est définie d’avance, ce qui évitera la grosse bête noire d’un règlement cher à l’entreprise, le bavardage, l’exemple parfait d’un vol de temps », précise-t-elle.

Les horaires peuvent changer sans préavis. La période difficile durant un horaire de 14h à 23h se situe entre 18h et 19h où une envie irrésistible de s’asseoir produit une transformation à la Jekill et Hyde. « À ce stade, l’hospitalité agressive fait place à l’hostilité agressive. Je commence à haïr les clients », s’inquiète-t-elle. L’épuisement guette la vendeuse que ses pieds trahissent.

La fin du ressentiment s’opère grâce à une affiche placée près de la salle de repos. On y lit : Votre mère ne travaille pas ici. S’il vous plaît, remettez tout en ordre vous-même. « Et je comprends brusquement, réalise-t-elle, que les gens dont je range le désordre sont pour la plupart des mères elles-mêmes, ce qui veut dire que je fais pendant mon travail ce qu’elles font constamment chez elles. Ici elles ont le droit de se comporter comme des enfants gâtés. Notre travail consiste à recréer indéfiniment le décor dans lequel ces femmes vont pouvoir jouer leur rôle. »

Facile de s’y perdre. Wal-Mart comme Home Depot, Kmart, Burger King, Wendy’s et leurs semblables, « est une totalité – un système clos, un monde en soi. Où qu’on tourne les yeux, il n’y a pas d’alternative à l’ordre de l’entreprise à grande échelle, puisque toute forme de créativité locale ou d’initiative individuelle a été abolie par les règlements arrêtés dans des bureaux lointains ».

On y perd son dos, ses pieds, sa fierté et son identité et on aliène sa force de travail. Le génie de Sam Walton a été de réinventer le travail en reproduisant le féodalisme au 20e siècle. Il a repris les principes des « chain gangs » de l’esclavage, des « boot camps » si populaires aux États-Unis pour remettre au pas les jeunes rebelles et a appliqué le dogmatisme des « preachers » qui martèlent leurs lois.

« In Sam we trust ! », telle doit être la devise des employés. Une version de l’intégrisme pourtant haï dans le pays de la rectitude. Plutôt une dictature à l’américaine…

L’Amérique pauvre, Comment ne pas survivre en travaillant, Barbara Ehrenreich, Grasset, Paris, 2004