La grille d’analyse de CNN

L’aparté

L’année dernière, en tant que réalisateur de topos à l’émission Points Chauds à Télé-Québec, j’avais rencontré un groupe d’Américains qui vivent à Montréal. La plupart étaient très opposés à la guerre en Irak. Mais ce n’est pas surprenant, pour se retrouver ainsi dans une ville de gauchistes remplis de descendants de Français, il faut faire partie de la frange la plus « libérale » des États-Unis. D’ailleurs, la preuve, c’est que tous ces anglophones de naissance savaient maintenant parler français.

Parmi eux, il y avait un vieux journaliste freelance qui avait fui la guerre du Viêt Nam, une femme qui avait suivi un homme qui lui aussi fuyait la conscription. Mais le témoignage qui m’avait le plus frappé, ce fut celui d’une jeune femme étudiante en sciences à l’Université McGill. Lorsqu’elle est arrivée à Montréal et qu’elle s’est mise à suivre les nouvelles canadiennes anglaises et québécoises, ce fut une révélation pour elle. Elle comprenait enfin ce qui se passait.

On ne parle pas ici d’une petite altermondialiste énarvée qui passe la moitié de son temps à fomenter des manifs où aller pendre des baudruches de George Bush. La neurochirurgie, ça occupe pas mal une fille. Et elle n’en revenait pas de nos nouvelles. Pour elle, enfin, les réactions étrangères à l’empressement du gouvernement Bush d’aller en découdre militairement « faisaient du sens ». Tout s’éclairait même sur l’attitude du monde arabe face aux États-Unis. Elle m’a dit que c’est comme si elle venait d’ouvrir la télé pour la première fois.

Mais quand cette étudiante de bonne famille en parlait au téléphone avec ses parents américains, ceux-ci s’inquiétaient des fréquentations de leur fille et semblaient douter d’elle. À leurs yeux, elle s’était laissée imprégner d’une culture de mauviettes pacifistes. Elle était presque une traître. C’est là que cette jeune femme a compris que ces compatriotes étaient brainwashés, que les médias américains non seulement ne disaient pas toute la vérité, mais servaient en fait à conditionner l’électorat, le public américain à servir les intérêts d’une petite clique de dominants.

Ainsi, pour comprendre ce qui se passe aux États-Unis, pour comprendre la réaction du public aux événements, il faut regarder CNN. Minimalement CNN, car on me dit que FOX News est encore pire. Depuis que le scandale éclabousse enfin publiquement l’administration Bush aux États-Unis suite à la diffusion de ces photos où on voit des soldats américains humilier et semble-t-il torturer des prisonniers irakiens, je suis allé faire un tour pour voir comment CNN allait approcher l’affaire.

C’est effarant. Bien sûr, les photos ont fait le tour des médias. Personne ne minimise l’affaire. Mais c’est la twist qu’on a donné à toute cette histoire qui est hallucinante. La grande question c’est : comment de braves soldats américains normaux ont-ils pu en venir à avoir de tels comportements dégradants ? Parce qu’ils sont dans l’armée, peut-être ? Le Viêt Nam n’y a rien fait, les Américains imaginent toujours leurs soldats comme de parfaits gentlemen. Pourtant, on leur apprend à tuer, à haïr l’ennemi, et même leur Rumsfeld de chef a, au départ, méprisé toutes les conventions de Genève !

Si ce n’était des photos, le public n’aurait jamais cru en cette histoire. J’ai même entendu, sur les ondes de CNN, qu’il était possible que ces photos aient été des mises en scène arrangées qu’on faisait voir à certains prisonniers irakiens afin de les intimider psychologiquement mais que les sévices et abus n’avaient pas vraiment eu lieu.

Et on invite aux nouvelles un psychologue spécialisé qui a réalisé une étude prouvant les graves risques de dérapage quand un groupe a un pouvoir total sur un autre groupe, comme c’est le cas dans les prisons. CNN passe ainsi plein de temps à essayer de comprendre les errements des soldats américains. Si on avait appliqué la même grille d’analyse à Saddam Hussein, non seulement il serait encore en poste mais on lui aurait peut-être même laissé prendre le Koweit...

Texte lu à l’émission du 8 mai dernier de Samedi et rien d’autre animée par Raymond Saint-Pierre sur les ondes de Radio-Canada.