Dante aurait-il pu résister à un hot dog stimé ?

Mon premier portulan

Si on m’avait demandé quel était le métier de mon père, j’aurais répondu qu’il partait tôt le matin et que toute la journée, il rencontrait ses vies. Lorsqu’il m’arrivait de lui poser une question sur ce que j’apprenais au gré de ces retrouvailles fortuites, avec des gens qui l’avaient visiblement connu sous un autre jour, il avait pris l’habitude de me répondre laconiquement. Ça c’était dans une autre vie ! Mon père ne regrettait ni ne magnifiait sa jeunesse – beaucoup moins d’ailleurs que ses interlocuteurs. Son passé avait été ce qu’il avait été mais sûrement pas banal si j’en jugeais au souvenir ébloui que les autres en avaient conservé.

En s’éloignant de la pointe ouest de l’île, on se rapprochait de la pauvreté. On arrivait en ville. Nous sommes dans une binerie jouxtant la rue Notre-Dame vers la fin de l’après-midi et je suis interloqué par une coutume qui m’est complètement étrangère. Une trâlée bigarrée de flos dissipés s’amène au comptoir avec des chaudrons ou des casseroles que la waitreusse emplit à ras bord avec une louche. Elle tire la soupe aux pois ou le ragoût de boulettes d’immenses marmites qui mijotent sur un poêle à gaz à plusieurs ronds.

La voix flûtée d’une gamine d’une dizaine d’années s’élève au-dessus du tohu-bohu avec une singulière autorité. Ma mère a dit qu’a veut du spaghetti ! Ses cheveux bouclés dépassent à peine le bout du comptoir. Le ton de la fillette a piqué le patron qui referme le tiroir-caisse d’un geste sec. Tu diras à ta mère de me donner un acompte avant de passer une commande à la carte ! Ça fait déjà deux semaines qu’a m’oublie. Les yeux aussi noirs que ses cheveux, le menton volontaire, toute concentrée à garder son équilibre, la petite se fraye un chemin vers la porte, en tenant l’anse du chaudron de ses deux mains. Mais toi, tu n’oublieras pas de lui faire le message han ma belle ? lui rappelle le patron. La petite fait non de la tête et s’arrête sur le seuil. C’est pas un oubli, vous savez !

Son regard était fier sans être arrogant et ses yeux empreints de cette mélancolie qui s’étendait à tout son visage comme la suie des usines à toutes les maisons du quartier. Si j’avais été tissé dans l’étoffe d’un Dante, elle serait devenue aussitôt ma Béatrice et j’aurais trouvé dans cette tristesse sans fond assez d’infinitude pour m’inspirer au moins une divine comédie.

Mon père était plus terre-à-terre. Le chaudron est trop pesant pour elle ! Son vis-à-vis lui fait signe de ne pas s’en faire. Son grand frère l’attend au coin de la ruelle. Y m’envoient la plus jeune pour m’attendrir ! Le paternel ricane doucement. Pis ça de l’air de marcher ! La serveuse se joint à la conversation en surenchérissant dans l’ironie. Tu parles, si Roland était pas le roi de la patate, y serait père blanc en Afrique. Le roi se défend pour la forme. En Alaska ! J’ai horreur de la chaleur ! La serveuse joue les incrédules. Pis tu passes ta vie à stimer des hot dogs ? Le patron lui décoche un sourire malicieux. Ça, c’est comme vivre avec toi, ça me prépare à ce que ma vie va être une fois rendu d’l’aut’bord !

J’étais sous le choc d’avoir perdu ma Béatrice à jamais. On ne passe pas du coup de foudre à la peine d’amour en quelques secondes tous les jours, surtout la première fois, mais la serveuse comme une bonne fée avait un remède à portée de la main : un casseau débordant de frites et un chien chaud tout habillé. Mange ça mon petit homme, tu vas t’en rappeler toute ta vie parce que c’est les meilleures patates de tout Saint-Henri ! Dante aurait-il pu résister à un hot dog stimé ?

Pendant que je m’escrime avec une salière qui sale trop, le ketchup qui s’est réfugié au fond de la bouteille et un toutepicque émoussé – c’est toujours comme ça les lendemains de peine d’amour – la conversation a glissé sur la disparition d’un hurluberlu qui avait l’habitude d’asperger les passants avec un rameau en les rebaptisant à la file : Saint Chrême ! Saint Simonac ! Saint Cibole ! Sainte Guidoune ! Sainte Nitouche ! Sainte Bénite ! Saint-Michel des Saints ! Dehors toute la sainte écoeuranterie !

Le patron était formel. Tonsure – c’était son surnom – avait bel et bien porté la couronne. Au séminaire, quand c’était lui qui servait la messe, les curés prenaient leurs précautions, y glissaient une burette de réserve dans le tabernacle, parce que malgré toutes ses promesses, deux fois sur trois, Tonsure avait sifflé le vin avant l’élévation. C’est la raison pour laquelle le séminariste avait été jugé inapte pour le sacerdoce. Au fond, ça lui a permis de découvrir que sa vocation était plutôt liquide que solide, laisse tomber mon père mi-figue mi-raisin. La religion en somme mène à tout, comme le journalisme, pourvu qu’on défroque.

La journée tire à sa fin et nous sommes rue Saint-Antoine aux alentours de la rue de la Montagne. Quelqu’un interpelle mon géniteur par son prénom d’une voix forte. Il est de l’autre côté de la rue. C’est un homme de couleur. Il traverse l’artère en évitant les voitures et les deux hommes se tombent dans les bras en se donnant des bourrades amicales. Je suis émerveillé. Non seulement mon père connaît un Noir, mais ce qui est encore plus extraordinaire, un Noir connaît mon père.

Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi exubérant. Is that your son ? L’intérêt qu’on m’accorde est à l’image de celui qu’on porte à mon père. J’ai commencé ma vie publique dans sa lumière. J’arrive à comprendre que l’homme nous invite chez lui. Il me prend à témoin en souriant de toutes ses dents. Ma femme Liza, elle est back from New York ! Et pour mon paternel, il adopte un ton catégorique. Won’t take no for an answer ! Puis sa voix monte d’un ton, le rythme change, ses gestes s’élargissent. Je n’ai jamais vu un corps aussi expressif. Tout ce qu’il dit se traduit dans ses mouvements. If I tell her I met you and didn’t bring you back, she’ll kill me, k-i-ll me, k-i-l-l - m-e ! Je suis ébloui. C’est un acteur prodigieux.

Et Archie – c’est son nom – nous entraîne chez lui qui est tout près, dans une des rues qui débouchent sur Saint-Antoine. Dès qu’il pousse la porte, notre entrée est annoncée à la criée avec des crescendos dans la voix. Liza ! Look who’s here ! Et la réaction est explosive. La femme qui était debout dans le salon près du piano droit saute littéralement dans les bras de mon géniteur. Puis tout le monde se met à parler en même temps et on m’oublie.

La femme a un port de reine. Elle est assez grande, énergique et sculpturale, tout en nerfs et tout en muscles. On ne voit qu’elle dans la pièce et lorsqu’elle se penche vers moi, son parfum est capiteux. Son regard est intense et sa voix impérieuse. You know your father is a good man, don’t forget that ! Je n’ai jamais oublié le clin d’œil coquin qui a suivi. And a good dancer ! Et en deux déhanchements et trois mesures, elle s’est mise à danser avec lui en marquant les temps de la voix. C’est la seule fois de ma vie où j’ai vu mon père danser le tango.

De retour dans la cabine du camion, j’étais tout à ma nouvelle flamme et le paternel semblait perdu dans ses souvenirs. Je leur ai déjà rendu un service dans une autre vie, m’a-t-il dit sans plus. Il avait connu le couple au Rockhead’s Paradise du temps où sa ronde était la route du red light. C’est des gens très bien ! Plus tard, lorsqu’on m’a appris la bonne nouvelle qu’il existait une autre vie, j’ai toujours trouvé que la religion était chiche de nous en offrir qu’une seule. La fréquentation de mon père m’avait prouvé que parfois, on peut en croiser plusieurs dans la même journée. Sans parler des coups de foudre et des amours impossibles.