Extraordinaire pied-de-nez des associations étudiantes

L’éditorial : Aujourd’hui, 185 000 étudiants sont en grève. Le mouvement étudiant a le gouvernement Charest dans les câbles. Pourquoi reculerait-il ?

La veille du congé pascal, c’est un extraordinaire pied-de-nez que les associations étudiantes viennent de faire au gouvernement Charest en lui proposant de négocier l’étalement de ses baisses d’impôt plutôt que la diminution du programme des prêts-bourses. Les étudiants résistent à la pression médiatique des derniers jours qui les enjoignait de répondre favorablement à la demande du ministre Jean-Marc Fournier de déposer une contre-proposition.

« Les 103 millions ne sont pas négociables », disent les étudiants. Pourquoi le seraient-ils ? Est-ce que les assistés sociaux devraient « négocier » les coupures de 150 millions qu’on vient d’annoncer ? Est-ce que les organisations syndicales ont « négocié » les modifications à l’article 45 du Code du travail qui ouvraient la porte à la sous-traitance ou les lois 7 et 8 qui interdisent la syndicalisation dans les services de garde en milieu familial et des ressources intermédiaires en santé et services sociaux ?

Non ! Les syndicats ont mené des actions d’éclat, ont mobilisé 100 000 personnes dans les rues de Montréal le Premier Mai et ont fait voter par leurs assemblées générales des mandats de deux jours de « grève sociale » – qu’ils n’ont jamais exercé – et ils réclament toujours le rappel de ces lois anti-syndicales.

Aujourd’hui, 185 000 étudiantes et étudiants sont en grève, certains depuis un mois. Le mouvement étudiant a le gouvernement Charest dans les câbles. Pourquoi reculerait-il ?

Parce que le gouvernement n’a pas d’argent ? Comment croire de telles sornettes alors que le gouvernement annonce l’octroi de 2,2 milliards pour la création de DEUX centres hospitaliers universitaires, dont un pour la communauté anglophone qui ne représente que 12% de la population du Grand Montréal !

Si le gouvernement est réellement à court de fonds, nous l’invitons à consulter la liste des suggestions que lui fait notre collaborateur Léo-Paul Lauzon pour garnir les coffres de l’État. (voir page 6)

S’il ne veut pas passer le chapeau auprès de ses amis des milieux d’affaires, M. Charest peut toujours jeter un coup d’œil du côté du gouvernement fédéral qui nage dans les surplus budgétaires. M. Charest pourrait s’inspirer du premier ministre de Terre-Neuve qui n’a pas craint de mettre en évidence la spécificité nationale distincte des Terre-Neuviens en faisant enlever tous les drapeaux du Canada sur le territoire de la province pour arracher des fonds à Ottawa. Nous assurons M. Charest qu’il aurait l’appui enthousiaste de tous ceux qui suivent religieusement les audiences de la Commission Gomery.

Mais la question posée n’en est pas fondamentalement une de gros sous. L’enjeu véritable est le modèle québécois que le gouvernement Charest aimerait démanteler. Bien plus que les institutions économiques comme la Caisse de dépôt ou le Fonds de solidarité, l’assise fondamentale du modèle québécois est son système d’éducation. La création du ministère de l’Éducation est l’événement capital de la Révolution tranquille. En ouvrant toutes grandes les portes de l’éducation supérieure à un peuple de porteurs d’eau et de scieurs de bois, nous nous sommes engagés dans un gigantesque rattrapage historique.

Ces acquis sont aujourd’hui menacés. Notre système d’éducation subit l’assaut des politiques néolibérales. Une formidable campagne s’est développée au cours des dernières années en faveur de l’école privée avec la publication dans la revue L’Actualité du palmarès des écoles de l’Institut économique de Montréal, la succursale québécoise du Fraser Institute, un organisme néolibéral canadien. Cette année, au secondaire, 20 % des élèves québécois fréquentent l’école privée. Sur l’île de Montréal, c’est 30 % !

Au cours des dernières années, la réplique de l’école publique a consisté à concurrencer l’école privée sur le terrain de cette dernière avec le développement d’écoles « internationales » et à vocation particulière qui sélectionnent les élèves comme l’école privée. Bien que plus du quart des écoles du Québec aient de tels projets, le développement des écoles privées n’en a pas été affecté. Au contraire, l’effectif du réseau privé a augmenté de 10 % alors que celui du public diminuait de 6,4 % au cours des six dernières années Par contre, le double écrémage a vidé les classes ordinaires de leurs meilleurs élèves, si bien que les élèves en difficulté s’y retrouvent en surnombre, entraînant l’ensemble de la classe vers le bas.

Les résultats sont catastrophiques. Pendant que le secteur privé cannibalise le secteur public, le taux d’obtention d’un diplôme du secondaire chute constamment. Après avoir atteint un sommet en 1996-1997 avec 73,7 %, il dégringole de façon régulière depuis pour atteindre 65,8 % en 2002-2003, ce qui nous ramène au taux observé dix ans auparavant.

Le secteur public vient de reconnaître qu’il a perdu la bataille contre le secteur privé. Le 10 mars dernier, le Regroupement pour la défense et la promotion de l’école publique – une nouvelle coalition formée d’associations de commissaires, de directions, de cadres et du personnel enseignant et de soutien du réseau public – demandait carrément au gouvernement de mettre fin au financement public de l’école privée.

Les écoles privées sont financées à 60 % par des fonds publics. Un phénomène unique en Amérique du Nord. Dans l’ensemble du Canada, il n’y a rien de comparable à la situation québécoise, si bien qu’avec moins du quart de la population canadienne, le Québec compte plus du tiers des élèves fréquentant une institution privée.

Alors que la réforme de l’éducation des années 1960 avait pour objectif de mettre fin au système élitiste des collèges classiques et démocratisait l’accès à l’éducation, la hiérarchisation du système avec les écoles privées et les écoles publiques à vocation particulière reproduit les classes sociales et accentue les inégalités. Une analyse sommaire du palmarès des écoles de l’Institut économique de Montréal de 2002 démontre que les revenus des parents des 50 premières écoles – 45 privées et 5 publiques à vocation particulière – sont tous supérieures à la moyenne, sauf deux. Par contre, dans le groupe des 50 écoles figurant en queue de peloton, on trouve les écoles avec les plus faibles revenus parentaux.

La même logique de reproduction des classes sociales et d’exclusion des enfants des familles les plus pauvres des études supérieures est à la base de la réforme des prêts-bourses, comme l’ont démontré les associations étudiantes.

Toujours, la même logique anime le gouvernement avec son programme de diminution des impôts sur le revenu. Si le gouvernement réduisait la TVQ, une taxe régressive, il favoriserait les plus démunis. Mais une diminution des impôts sur le revenu ne met pas d’argent dans les poches des 40 % de la population qui n’en paient pas parce que trop pauvres et très peu pour 80 % des contribuables québécois qui ont un revenu inférieur à 30 000 $ par année, comme nous l’apprenait l’ex-ministre Yves Séguin.

La défense du modèle québécois passe aujourd’hui par la lutte du mouvement étudiant. Plutôt que d’inviter ses représentants à « négocier » les « 103 millions », ne vaudrait-il pas mieux se jeter dans la bataille à leurs côtés, questionner la légitimité de ce gouvernement, réclamer sa démission et exiger des élections anticipées ! N’est-ce pas le sens du slogan de la coalition « Je n’ai jamais voté pour ça ! » ? Ne serait-ce pas le moment, pour les organisations syndicales, de songer à exercer le mandat de deux jours de « grève sociale » qu’ils ont en poche ?