La démission de Jeff Filion a la cote médiatique

Quatre fois plus d’espace que la mort de Gaston Miron

Le lendemain de la démission de Jeff Filion comme animateur de radio à Québec, Le Soleil, La Presse et Le Journal de Québec faisaient évidemment leur une avec cette nouvelle. Gros titre racoleur et grande photo couleur. Rien de bien étonnant depuis que les médias parlent d’abord d’eux-mêmes, dans un esprit narcissique qu’ils confondent facilement avec la liberté d’information et le droit pour tous à celle-ci. La majorité de nos chroniqueurs écrivent désormais pour leurs confrères et parlent de leurs confrères. La télévision, et dans une moindre mesure la radio, sont l’étalon d’or à partir duquel se font leurs analyses. Si ça a été vu à la télévision ou entendu à la radio, que voilà une manne inespérée pour eux, qui ne demande pas beaucoup de recherche puisque c’est toujours du messager dont on parle et presque jamais du message qu’il véhicule.

On en a eu une petite idée avec l’hystérie qui s’est emparée de nos médias avec l’affaire Guy Cloutier, celle de Michèle Richard, celle de Robert Gilet et, la dernière à survenir, l’affaire Jeff Filion. Car en plus d’avoir accordé leur une au controversé animateur de CHOI-FM, nos grands quotidiens, toujours le lendemain de sa démission, remplissaient en moyenne cinq grandes pages de leur édition sur son cas. Autant qu’on l’a fait le jour que les Américains ont déclaré la guerre à l’Irak ou que les tours de New York se sont effondrées. Et quatre fois plus d’espace que pour la mort de Gaston Miron et cinq fois plus que pour celle de Gérard Bessette, l’écrivain québécois le plus important du début des années soixante, dont la disparition ne fut rapportée que par de dérisoires articulets.

On aurait, ce me semble, eu le droit, dans une presse aussi loquace, à au moins une analyse perspicace sur le pourquoi du succès de Jeff Filion comme animateur de radio, sa profondeur de pensée plutôt basse de plafond ne pouvant en aucun cas justifier sa popularité. À quoi tenait-elle en définitive ? On n’écoute pas presque religieusement tous les jours quelqu’un qui se spécialise dans l’injure et la scatologie s’il n’y a pas autre chose en-dessous. Si le phénomène Filion n’était fondamentalement qu’un phénomène de langue, est-ce qu’on ne comprendrait pas mieux pourquoi l’écoutaient chaque jour des dizaines de milliers d’auditeurs ?

C’est du moins mon point de vue. Car si Filion se complaisait dans le bêtisage, il utilisait pour le faire une langue verte, foisonnante de métaphores et d’images, qui empruntait toute sa vivacité au monde dit ordinaire. Et celui-ci se révèle être un flamboyant conteur dès qu’on prend la peine de lui donner la parole. Quand on lit le moindrement les contes tirés de notre oralité, on constate d’abord que ce qu’ils racontent n’est souvent qu’un tissus de banalités, du genre de celles qu’on a entendues mille et une fois. Si on persiste dans la lecture, ce n’est pas pour savoir si la roturière va devenir princesse ou si le méchant roi va finir par se faire couper la tête. C’est simplement parce que le langage du conteur, par ses métaphores et ses images, nous donne plaisir. Dans cette perspective-là, il faut rendre à Jeff Filion ce qui lui appartenait en propre : l’usage d’une langue québécoise inventive, pleine de trouvailles, au vocabulaire pas mal plus riche que les quelques extraits, d’ailleurs toujours les mêmes, qu’on a publiés dans les journaux ou passés à la télévision. Qu’ils veuillent l’admettre ou pas, Pierre Foglia et Jean Dion ont fait des petits. Jeff Filion a été en quelque sorte leur fils putatif, mais en faisant de la langue un tout en soi, et non pas un véhicule au service d’une pensée.

Ce n’est pas pour rien si Mario Dumont et les adéquistes de Québec étaient de fidèles auditeurs de Jeff Filion. Mario Dumont, qui ne pense ni large ni profond, voudrait être un tribun capable de négocier la verdeur et le génie de la langue québécoise aussi bien que le faisait Filion. Mais Mario Dumont n’ayant pas d’être identitaire à quoi s’accrocher, le discours qu’il tient est de grande platitude, déshabité presque toujours de métaphores et d’images. Et quand il commet l’une ou l’autre, c’est qu’il l’a empruntée à quelqu’un d’autre. De quoi comprendre pourquoi il était un défenseur de Filion qui prouvait tous les jours à CHOI-FM que le message peut être nul du moment qu’on sait comment en parler. De ce bord-là des choses, Filion était rien de moins que souverain et Dumont, un élève peu doué qui avait bien besoin de ses leçons de langue verte bien que sale.

Mario Clément, directeur de la programmation de Radio-Canada, n’a jamais eu besoin de recourir à Jeff Filion pour savoir c’est quoi la langue québécoise. Il est capable de s’en servir presque aussi efficacement que l’animateur de radio de Québec, mais en y ajoutant une arrogance et un mépris dont Jeff Filion, pour venir d’un milieu populaire et provincial, était dépourvu. Mario Clément s’est toujours pris pour un king de la communication, aux idées aussi larges que son tour de taille. On lui a même remis un Gémeau spécial pour le féliciter de ses grandes oeuvres alors qu’il décidait de la programmation de Télé-Québec. Fort de son ego narcissique et typiquement montréaliste, Mario Clément est arrivé à Radio-Canada en disant vouloir révolutionner notre société d’État . . . comme il prétendait l’avoir fait à Télé-Québec.

Il ne parla évidemment pas des émission qu’il avait commandées quand il était en poste à Télé-Québec, qui furent faites, mais ne furent jamais diffusées. Selon le rapport des Sages que Télé-Québec a rendu public il y a un mois, ces émissions inutilisées pourraient occuper la grille-horaire de Télé-Québec pour au moins un an et auraient coûté plus de trente millions de dollars. On admettra que la pilule est amère à avaler : un inventaire de trente millions de dollars d’émissions dormant dans une salle d’archives quand le budget annuel de Télé-Québec est de soixante-cinq millions. Est-ce qu’on ne devrait pas poser quelques questions sur la gestion de Mario Clément quand il y oeuvrait ?

Il me semble que les journalistes auraient fait œuvre utile, ne serait-ce que pour l’avenir de Télé-Québec, s’ils avaient au moins un peu enquêté là-dessus. Mais c’est trop leur demander depuis qu’ils sont à la solde du vedettariat, des m’as-tu-vu et de tous ceux dont tout le monde parle, qui considèrent la radio et la télévision comme leur propriété privée pour y déballer les mystères de leur moi profond et de leurs émois tout aussi profonds, et dans une fausse pudeur par surcroît !

Cet esprit débilitant, qui fait de notre radio et de notre télévision le haut-lieu de la niaiserie inculturelle, Mario Clément nous en a donné une autre preuve en s’en prenant goujatement au réalisateur Claude Fournier et à sa série sur Félix Leclerc. Dans n’importe quelle entreprise digne de ce nom, Mario Clément aurait été obligé de démissionner, sinon on lui aurait demandé de prendre la porte. Mais Radio-Canada n’étant plus que l’ombre de ce qu’elle fut déjà, pariez plutôt sur les chances qu’a Mario Clément de diriger un jour à lui seul et par lui seul notre société d’État. Et pariez aussi sur ses chances, au prochain gala des prix Gémeaux, d’en recevoir un pour l’ensemble de son œuvre, comme ce fut le cas quand il achetait plein d’émissions des producteurs privés pour Télé-Québec.

Au fond, quelle différence entre Jeff Filion et Mario Clément ? Celle du vrai pouvoir, et rien d’autre.