Le droit à l’argent plus que le droit à l’image ?

La rue interdite aux photographes

La honte me monte à la gorge. Les nombreux procès de droit à l’image montrent que notre société est inquiétante et qu’il faut rester vigilant. Avons-nous le droit encore de regarder? », interroge le photographe français Henri Cartier-Bresson en septembre 1999. Celui qu’on surnommait L’Oeil du siècle est décédé durant le tournage du documentaire La Rue, zone interdite de Gilbert Duclos..

« La rue était pour moi un espace de liberté. Être dans la rue et la photographier, c’était une rencontre avec l’imprévisible, l’inconnu. Puis, un jour, moi qui aimais tant photographier l’imprévu, j’ai été servi », déclare Duclos en ouverture du film dont il est à la fois scénariste et réalisateur. Pour lui, le droit à l’image est désormais compromis.

Rappelons les faits. Gilbert Duclos est ce photographe qui, dans un espace public et sans son consentement, avait photographié une inconnue. Cette photo paraissait en 1988 dans le magazine d’Art Vice versa. Pascale Claude Aubry, cette inconnue qui allait faire les manchettes des journaux et de la télévision, intentait une poursuite contre le photographe, alléguant l’atteinte à sa vie privée. Dix ans plus tard, suite à une longue bataille juridique, la Cour suprême du Canada donnait raison à la plaignante. Dans un verdict sans appel, le plus haut tribunal du pays reconnaissait le droit d’une personne sur son image, une composante du droit à la vie privée, et condamnait Duclos à l’amende. Ce jugement allait profondément affecter la profession de photographe et le monde de l’édition.

D’une facture sobre et efficace, l’excellent documentaire livre un message sans compromis ni acrimonie. Pour défendre son point de vue, Gilbert Duclos tend d’abord le micro à Viviane DeKinder, son avocate, qui confirme « qu’avant, le seul critère (quant à l’obtention du consentement de la personne photographiée) était l’utilisation d’une photo à des fins commerciales, c’est-à-dire publicitaires ». En créant le droit à l’image, bonjour la spontanéité du photo-reportage. « Je travaille pour un quotidien et on n’est plus capable de montrer le quotidien, s’insurge Jacques Nadeau du journal Le Devoir. C’est fondamental pour notre société de montrer le quotidien. »

Puis, Gilbert Duclos se rend en France, le pays du droit d’auteur, à Paris, là où est née la photographie de rue, pour constater que la liberté d’expression a manifestement subi les mêmes aléas. D’ailleurs, le Canada se serait inspiré de la jurisprudence française afin de rendre son jugement.

Duclos y rencontre Willy Ronis, qui fait autorité et Janine Niepce, photographe féministe. Tous deux s’indignent devant cette entrave à l’accomplissement de leur métier. Guy Le Guerrec croit que la photo est entrée dans des sables mouvants et il travaille en Italie où le droit à l’image n’est pas sanctionné. Marc Riboud, lui, s’interroge sur la façon de demander aux gens la permission de les prendre en photo ! Ce qui fait dire à Francine Deroudille, la fille du célèbre Robert Doisneau, l’auteur de milliers de photos de rue, que, maintenant, « dans l’imaginaire des gens, on leur prend leur image et on leur doit de l’argent. C’est donc devenu beaucoup plus le droit à l’argent que le droit à l’image. »

En contrepartie, une rencontre avec des photographes américains confirme qu’aux États-Unis le droit à l’information est fondamental. La liberté de presse est inscrite dans la Constitution américaine et elle est protégée par le Premier Amendement.

De retour au Québec, le constat est clair. « La rue ne doit pas être interdite aux photographes, sinon nous nous éloignerons petit à petit de la réalité », conclut Gilbert Duclos. Indispensable, cette photo à la mémoire collective.

La Rue, zone interdite, Gilbert Duclos, Production Virage, 61 minutes, 2005