Ni jeu du marché,ni partage de risque

Toute union du privé et du public crée un monopole

Prêt, pas prêt, la charrue Charest, acharnée, charcute en charpie la charpente / De la maison qu’on a mis 40 ans à bâtir / (…) Maintenant la table est mise pour quatre ans à pâtir, à pâlir à vue d’oeil ». Ces paroles tirées de la chanson « Libérez-nous des libéraux » du groupe Loco Locass semblent avoir été écrites pour les quelque 400 personnes déléguées du Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ), qui étaient rassemblés à l’Hôtel Delta ce 19 mars pour se porter à la défense de la Loi sur la fonction publique, à l’occasion d’un forum qui en soulignait le 40e anniversaire.

Le SPGQ est le plus grand syndicat de professionnels du Québec, représentant près de 19 000 personnes qui œuvrent au sein de la fonction publique, des sociétés d’État, des réseaux de l’Éducation et de la santé du Québec.

La Loi sur la fonction publique a été mise en place en 1965, sous la gouverne de Jean Lesage, « afin d’assurer à toutes et à tous le droit à des services de qualité, l’impartialité de ces services à la population ainsi que la neutralité politique de la fonction publique québécoise », explique la présidente du SPGQ, Carole Roberge.

« Avant cette loi, on devait être d’un parti politique ou avoir des contacts pour avoir un mot à dire dans la société civile. Depuis 1965, le personnel de la fonction publique doit se plier à des normes de loyauté, d’impartialité et d’honnêteté, ainsi qu’à des normes éthiques. Il est également protégé par des mécanismes de sécurité d’emploi, et la qualité du service est garantie par des règles d’embauche, de formation et de recrutement », ajoute-t-elle.

La nouvelle tendance à « moderniser l’État » du gouvernement Charest pourrait cependant compromettre cette sécurité d’emploi, en apportant des modifications à la loi. « C’est du moins ce qui devra être fait pour que les demandes de la partie patronale portant sur le chapitre 5 de notre convention collective puissent être mises en application. Notre employeur souhaite pouvoir transférer ses employés de la fonction publique à d’autres employeurs, y compris à des Partenariats Public-Privé (PPP), sans droit de refus possible de leur part », résume Mireille Gagné, membre du comité d’information du bulletin « L’Actualité SPGQ ».

Selon Marie-Claude Prémont, vice-doyenne aux études supérieures de la Faculté de droit à l’Université Mc Gill, qui intervenait à la table ronde Tendances et problématiques liées à la « réingénierie » de l’ État lors du Forum, « les règles régissant les services publics devraient être différentes des règles du marché. On touche presque au droit de la personne, où la population est prise en otage. »

On comprend ainsi l’inquiétude des membres du SPGQ face aux actions prises vers une « réingénierie » d’État. Selon Mme Prémont, le gouvernement « a créé une structure juridique complexe conçue pour faciliter la déréglementation des services publics et le transfert de ces responsabilités vers le privé, avec les projets de loi 60, 61 et 62 . Ces changements annoncent un retour à la municipalisation des services, où les municipalités sont les premières cibles pour instaurer les PPP ».

Ces projets de loi portent sur la mise en place de l’Agence des partenariats public-privé, la création de la Société de financement des infrastructures locales du Québec (SFIL) et la révision des compétences municipales. Ce tableau, qui se veut moderne, nous ramène à l’époque de la Montreal Tramway Company, détentrice du monopole des transports en commun jusqu’en 1951, ou de la Montreal Light, Heat & Power Consolidated, présente au Québec jusqu’à la nationalisation de l’électricité.

Pour Carole Roberge et ses membres, « le débat sur la fonction publique dépasse la seule “ réingénierie ”. Nous dénonçons également le virage vers les PPP et toute la réorganisation des services publics. Pour nous, rien ne prouve que tout ceci est un plus pour les citoyens. »

Christian Rouillard, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en gouvernance et gestion publique de l’Université d’Ottawa, autre participant à la table ronde, démystifie également les intentions du gouvernement Charest : « Pour justifier les PPP, deux principaux arguments sont souvent brandis : le jeu du marché de la concurrence et le partage du risque. En réalité, aucun de ces deux arguments ne tient. On crée un monopole lorsque ces deux expertises (public et privé) s’unissent; il n’y a alors aucun élément de concurrence. Cet argument ne tient que pour la première phase du projet, lors des appels d’offres, qui reposent là encore sur des critères toujours abstraits et subjectifs. Lors du développement du projet qui s’ensuit, le rapport de forces diffère. Le consortium privé devra évaluer sa marge bénéficiaire de façon très approximative et il y a là un danger de sous-estimer les risques. On note alors une tendance à surestimer ceux-ci, ce qui mène à une augmentation des coûts de mise en œuvre du projet. Il n’y a donc absolument aucun partage de risques et pas de diminution de coûts. »

Louise Vandelac, troisième intervenante à la table ronde, professeure en sociologie à l’Université du Québec à Montréal, croit elle aussi que « le message véhiculé par le gouvernement induit le public en erreur. Dans le cas de la Commission parlementaire sur la privatisation des eaux municipales, par exemple, les représentants du Parti Québécois ont dû s’y reprendre à quatre reprises pour que Thomas Mulcair, ministre du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs, avoue le désir de son gouvernement de s’allier au secteur privé pour la gestion des infrastructures municipales ».

« Le secteur de l’eau intéresse les firmes privées, ajoute-t-elle, car les marges de profits y sont très élevées. Par exemple, en Grande-Bretagne, ces firmes touchent de 25 à 30 % de profits dans ce secteur, qui devient un levier extrêmement puissant pour faire tomber les autres services publics. Ces marges de profits se font surtout sur le coût de la main d’œuvre, de qui dépend la fiabilité du réseau. La concentration des services publics devient possible et est perçue comme un levier pour ouvrir les marchés internationaux, pour faire affaire dans les pays du tiers-monde ».

En attendant, le débat de la déréglementation des services publics soulevé par les membres du SPGQ laisse entrevoir des répercussions à plus grande échelle. Selon Louise Vandelac, le cas de l’eau n’est qu’un fragment de ce qui nous attend si nous n’arrêtons pas l’hémorragie : « En 2025, les deux tiers de la population mondiale auront des problèmes d’accès aux services d’eau et d’assainissement, ce qui condamnerait de 50 à 60 millions de personnes. L’heure est venue de décider si l’eau potable est un bien public, ou si les populations ne peuvent en obtenir que si elles sont solvables ».