La politique extérieure de Lula unit le Sud

L’année 2005 est arrivée, mais pas la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA). La mobilisation extraordinaire des mouvements sociaux latino-américains regroupés dans l’Alliance sociale continentale de même que l’attitude intransigeante des États-Unis dans les négociations (surtout après le 11 septembre) ont entraîné la mort du projet états-unien.

Le journaliste uruguayen Raul Zibechi, responsable des pages internationales à l’hebdomadaire Brecha, explique aussi l’échec de la ZLÉA par un autre facteur:

« Au niveau des gouvernements, dit-il, l’opposition la plus tenace a été celle du gouvernement brésilien présidé par Luis Inacio Lula da Silva, qui a ébauché une politique extérieure propre, qui s’est nettement différenciée des propositions des États-Unis et qui tend à se constituer en pôle de référence non seulement pour les États de la région, mais pour une bonne part des États du Sud du monde entier ».

En formant le G-20 (alliance opposée aux subventions agricoles du Nord) et en signant des accords avec des pays comme la Chine, l’Inde et l’Afrique du Sud, le Brésil a tout simplement saboté la ZLÉA.

En même temps, il en profitait pour chercher à élargir le Mercosur (union commerciale entre le Paraguay, l’Uruguay, l’Argentine et le Brésil) en essayant d’y incorporer tous les pays du continent.

Pour leur part, sentant l’échec inévitable, les États-Unis se lançaient dans une course précipitée pour établir des accords de libre-échange bilatéraux sur le modèle de celui déjà conclu avec le Chili. Cela a conduit à la création de l’Accord de libre-échange andin et de l’Accord de libre-échange centraméricain-République Dominicaine.

Le 8 juillet 2004, lors du 21e Sommet des chefs d’État du Mercosur, six pays se sont ajoutés aux quatre membres fondateurs: le Venezuela, la Colombie, l’Équateur de même que trois « États associés », le Pérou, la Bolivie et le Chili.

Mais les problèmes sont nombreux, car certains des nouveaux membres du Mercosur ont déjà signé des traités de libre-échange avec les États-Unis. De plus, des litiges existent et sont bien alimentés par les opposants au Mercosur, soit les multinationales et les États-Unis).

Quelques exemples: l’accès à la mer entre la Bolivie et le Chili; les débordements du Plan Colombie/Plan Patriote entre la Colombie et ses voisins vénézuéliens et équatoriens; et l’approvisionnement en gaz entre le Chili et l’Argentine.

« En résumé, conclut Raul Zibechi, le Mercosur a gagné en extension, mais n’a pas réussi à approfondir les liens entre ses membres ».

Même qu’une querelle commerciale entre l’Argentine et le Brésil, les deux plus importantes économies de l’Amérique du Sud et les deux meneurs du Mercosur, a pris bien de la place au dernier Sommet du Mercosur, à Ouro Preto (Brésil), en décembre dernier.

Afin de protéger son début de récupération industrielle, l’Argentine avait imposé des mesures visant à limiter les importations en provenance du Brésil.

C’est que de profonds déséquilibres existent entre les deux pays. Le Brésil a une industrie en pleine expansion tandis que l’Argentine se sort à peine de la destruction de son industrie provoquée par le néolibéralisme débridé de Carlos Menem dans les années 1990.

Également en décembre dernier, à Cuzco (Pérou), avait lieu le troisième Sommet sud-américain dont l’objectif était la création de la Communauté sud-américaine des nations (CSN). Ce projet est appuyé de tout cœur par Lula et Hugo Chavez, mais moins chaleureusement, semble-t-il, par l’Argentine dont le président Nestor Kirchner a cru bon de ne pas se présenter à Cuzco.

« Potentiellement, nous dit Zibechi, la CSN est le plus grand bloc du monde: 17 millions de kilomètres carrés, presque 400 millions d’habitants et un produit brut de 800 milliards de $. Il est le plus gros producteur d’aliments du monde, la plus grande réserve de biodiversité de la planète, possède le tiers de l’eau douce de la terre et des ressources pétrolières et gazières pour plus d’un siècle ».

Douze pays d’Amérique du Sud (tous sauf la Guyana et le Surinam) ont fini par signer l’acte fondateur de la CSN qui se différencie fortement d’expériences comme le Mercosur et la Communauté andine des nations (CAN).

« La priorité n’est pas assignée au libre-échange, explique Zibechi, mais à la démocratie, la solidarité, les droits de l’homme, la liberté, la justice sociale, le respect de l’intégralité territoriale, la diversité, la non discrimination, l’affirmation de son autonomie, l’égalité souveraine des États et la solution pacifique des conflits ».

Malgré ces avancées, Zibechi constate que l’échec de la ZLÉA fait malheureusement place, en ce moment, à un véritable casse-tête où se côtoient pas moins de quatre initiatives d’intégration.

Il faut en effet ajouter au Mercosur, à la CAN et à la CSN, l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA) lancée récemment par le Venezuela et Cuba.

En attendant, les pays les plus intéressés par l’intégration régionale (Brésil, Argentine et Venezuela) sont en train de réaliser des accords bilatéraux de plus en plus dérangeants pour Washington.

« Le Venezuela, continue Zibechi, offre du pétrole bon marché et à de bonnes conditions de financement, une tentation à laquelle il est difficile de résister pour des pays pauvres ».

En début d’année, le Venezuela et l’Argentine ont conclu d’importants accords stratégiques en matière d’énergie et d’agriculture qui impliquent « que le Venezuela commence à remplacer certains fournisseurs états-uniens par des argentins ».

Le 14 février, Hugo Chavez et Lula ratifiaient eux aussi 20 accords bilatéraux dans les domaines des hydrocarbures, des infrastructures et de la coopération militaire.

Cela incluait l’achat par le Venezuela d’avions de combat de l’entreprise brésilienne Embraer et l’association des pétrolières PDVSA et Petrobras pour exploiter le pétrole et le gaz de la faille du fleuve Orénoque, considérée comme la plus grande réserve de pétrole brut de la planète.

Mais, selon Zibechi, le problème majeur nuisant à tout projet d’intégration latino-américaine provient « de la subordination de presque tous les gouvernements aux grandes entreprises (nationales ou multinationales) qui prennent les États en otage ».

Par exemple, en Argentine, les multinationales de l’énergie créent artificiellement pannes et pénuries pour forcer l’État à augmenter les tarifs aux consommateurs. Cela a forcé Buenos Aires à rompre un contrat d’approvisionnement du Chili voisin (et provoqué la colère de ce dernier) pour plutôt combler les besoins de sa population.

Zibechi note l’existence de deux tendances parmi ce foisonnement d’efforts intégrationnistes. D’un côté, il y a la tendance « bolivarienne » parrainée par le Venezuela et appuyée par de nombreux mouvements sociaux et politiques de la région. De l’autre, la tendance « néo-développementaliste » représentée par les gouvernements brésiliens et argentins.

Et il met en garde contre une victoire de la seconde tendance. « Les conditions actuelles, écrit-il, semblent réunies pour un retrait partiel, mais certain des grandes entreprises multinationales européennes et états-uniennes. Cette place peut être occupée par une intégration plus ou moins égalitaire et équitable en faveur des peuples. Ou bien, au contraire, les relations régionales peuvent être redéfinies en faveur d’un nouveau maître. Le candidat, dans ce cas, est l’industrie brésilienne. »

Zibechi rappelle que le Brésil est « le seul pays d’Amérique latine où le capital financier détenu par des Brésiliens occupe une position interne dominante » et que les entrepreneurs brésiliens sont devenus puissants parce que le Brésil est le « champion du monde des inégalités ».

Il ajoute ensuite que ce sont les entrepreneurs brésiliens qui sont réellement derrière le rejet par le Brésil de la ZLÉA parce qu’ils ont besoin de se protéger face à un projet qui les ruinerait.