Le cheval noir de la rue Mont-Royal

Mon premier portulan

Le cheval noir dans les légendes québécoises est souvent l’incarnation du Malin. Il aurait même construit l’église des Trois-Pistoles jusqu’à ce que le curé se pose des questions sur cette bête magnifique qui ne suait pas. Dans le monde populaire, la sueur au front différencie les gagne-petit des bien nantis et plus on monte dans la hiérarchie des boss, moins on sue.

Même après une dure journée de labeur, le pelage du cheval noir des Trois-Pistoles demeurait lustré et sec. Le curé se dit alors par devers lui : À malin, malin et demi ! Puis, il attend qu’on en soit rendu à planter le coq au faîte du toit pour enfiler un surplis blanc sur sa soutane noire et asperger l’animal diabolique d’eau bénite. À peine touché par la sueur de Dieu, Charlot se change en courant d’air et la paroisse obtient une église toute neuve à peu de frais.

Sur la rue Mont-Royal, Le Cheval noir était le nom de la première boucherie chevaline et sans doute la seule à Montréal pendant des lustres. Mon père aimait les chevaux et manger de la viande de cheval était anathème. Ce qui poussait naturellement un de mes oncles à vanter exagérément les vertus du steak chevalin. C’est tendre ! Ça fond dans la bouche ! Après que t’as goûté à ça t’as l’impression que le bœuf, c’est de la tiraille. Si mon père avait été superstitieux, il lui aurait répondu que c’était une ruse du diable et à preuve l’enseigne de la boucherie.

L’oncle qui était le plus petit et le moins costaud de la fratrie ne ratait jamais une occasion de pousser le bouchon, même avec les nouveaux-nés. C’était plus fort que lui. Il prenait un malin plaisir à faire enrager tout le monde. Mais cette fois, il avait compris qu’étriver davantage serait à ses risques et périls. Mon père n’entendait pas à rire sur le sujet. Il n’acceptait pas qu’on puisse rompre le lien d’amitié qui nous liait à la race chevaline. Un lien atavique.

Les Montréalaises attroupées devant le Château Vaudreuil en 1757 réagissent avec la même charge émotive lorsque le gouverneur leur demande pourquoi elles refusent de consommer de la viande de cheval. C’est contre la religion, répondent-elles, le cheval est l’ami de l’homme ! Le marquis de Vaudreuil tente alors de les raisonner en leur rappelant qu’ils sont en guerre et qu’ils ont une famine sur les bras. Peine perdue. On aime mieux mourir de faim que d’manger du chfal ! Vaudreuil est bien élevé, mais il perd patience. Ou vous en mangez dans vos écuelles ou vous en mangez en prison, parce qu’on a rien d’autre à se mettre sous la dent ! Vous avez le choix. La perspective d’une salle commune non chauffée en hiver met fin à la protestation des femmes sans les convaincre pour autant.

La décision de l’intendant Bigot de substituer le cheval au bœuf n’était pas tout à fait illogique avec 3 000 bêtes excédentaires qui bouffaient tout le fourrage des bêtes à viande. Mais c’était compter sans la passion exclusive des Canayens pour leurs chevaux. Un coup de foudre qui datait de l’arrivée des cavales en même temps que les filles du Roy sur le même bateau en 1665. Quarante ans plus tard, le chic du chic sera de se rendre à la messe avec sa blonde en croupe et de se retrouver à la sortie de l’office au milieu d’un fouillis de cavaliers, de tape-culs et de calèches qui partent en fou dans toutes les directions. La possession d’un cheval s’instaure comme le symbole de luxe par excellence. Il n’est pas de garçon d’habitant qui ne vole son père pour donner de l’avoine à son cheval afin qu’il soit gras et vif. L’observation est de Bougainville.

J’ai suivi le même cours classique que son contemporain Voltaire et j’ai vécu la fin du règne de l’élégant quadrupède sur la société québécoise. Dans ma prime jeunesse, les rues et les ruelles montréalaises n’étaient pas encore l’apanage des autos, elles appartenaient toujours à notre ami le cheval. Il y avait les flemmards flegmatiques d’en avant qui livraient discrètement le lait et le pain et le poney qui agitait ses grelots en branlant la tête pour annoncer le boucher du coin.

Puis, à l’arrière, les picouilles qui hâlaient leur butin dans un tintamarre de coups de cloche et de cris de tout genre. Galang ! Galang ! Ice ! Glace ! Ice ! Légumes ! Légumes à vendre ! Des patates ! des tomates ! des cocombres ! des panais ! des bettes ! des navets ! Guélingue ! Guélingue ! Guénilles ! Guénilles à vendre ! Des crampes pour les fournaises ! Des clampes pour les lampes ! Couteau de table ! Couteau de cuisine ! Couteau à papier ! On aiguise tout c’qui coupe pis toute c’qui coupe pas ! Guelingue ! Galang ! L’hiver, les sleighs des livreurs de charbon ou de bois glissaient sur la neige dans un tintement sourd.

Dans la ville aux cent clochers, le Malin n’était pas assez bête pour prendre la forme d’un cheval bâtisseur d’église, il serait mort à la tâche. Le seul cheval noir qui aurait pu faire l’affaire de l’évêché s’était néanmoins mis au diapason de la métropole. Il s’était dédoublé pour tirer des voitures remplies de barriques de bière en fût qu’on croisait souvent dans la côte de la rue Saint-Laurent. C’était toujours un time de deux bêtes superbes qui évoquait par leur seule présence le nom d’une bière qui chassait les idées noires, la Black Horse de la brasserie Dawe’s.

Mon père n’était ni cavalier, ni buveur de bière. Les chevaux avaient été ses compagnons de travail. Ce jour-là, nous étions tout près du Village aux Oies dans un snack-bar assez quelconque de la rue Wellington. J’avais à peine franchi le seuil qu’un très vieux monsieur m’interpelle avec une voix de tonne. Hé le jeune ! c’était quoi le nom de famille de Bouboule ? Je lève les yeux vers mon paternel pour me rendre compte que cette fois le jeune c’est lui. Le vieux et ses trois partenaires de carte retiennent leur souffle comme si mon père allait rendre un verdict. Bazouelle ! La voix de tonne fait trembler les vitres. Pis j’avais-tu raison ou j’avais-tu pas raison ? Le même nom que la bière des Acadiens ! On pouvait la boire dans les deux langues mais en anglais ça se câllait plutôt Boswell.

Mon géniteur avait connu le fameux Bouboule du temps où on livrait encore la liqueur douce avec des chevaux. Un matin vers six heures, on lui annonce qu’il doit remplacer Mister Bazouelle dont il ne connaît pas la route. Ça fait rien, lui répond le p’tit boss, le chfal lui y a connaît ! Les quatre vieux sont maintenant suspendus aux lèvres du jeune. Ça pour la connaître, y a connaissait, sauf qu’en chemin, on s’est arrêté à toutes les tavernes de la rue Centre et de la rue Notre-Dame. La plupart vendaient pas de Coke mais tout monde connaissait Bouboule et s’inquiétait de sa santé.

Si on juge de la qualité d’un conteur à l’écoute : pour les vieux, le jeune était pas tant si pire. La première journée, c’était drôle mais le lendemain le cheval lui y avait pas changé d’idée. Y était r’monté comme un cadran. Exactement le temps que ça prenait à Bouboule pour enfiler deux draffes. Pas question qu’y bouge avant ! Fait qu’après un moment, quand c’était une taverne, je débarquais pus, j’attendais ! Sauf la dernière, où ça m’a pris vingt minutes à comprendre que là, il fallait que je rentre dans a taverne et que j’en ressorte, parce que rendu là, le chfal avait besoin d’un repère visuel. D’habitude, c’était le waiteur qui dompait Bouboule sur son banc. Le chfal rentrait pas à shoppe avant d’avoir eu le signal. Ch’connais pas beaucoup de camions qui en feraient autant pour un homme !