La saison des weirdos

Plus que le retour des outardes, l’apparition des bourgeons ou le début de cette abyssale période de mièvreries télévisielles où un sujet de chroniques sur deux parle de barbecue et qu’on appelle la programmation d’été, l’apparition des weirdos annonce immanquablement l’arrivée du beau temps.

Le weirdo est un personnage coloré qui habite la rue et agit de façon à se faire remarquer. Il peut s’agir d’un original, d’un artiste de rue ou, plus tristement, d’un sans-abri ou d’un désinstitutionnalisé. Mais voilà, la saison s’annonce plus dure pour les weirdos, cette année. D’abord, pour les weirdos involontaires, il semble que la police ait décidé depuis quelques années de serrer la vis, de multiplier les arrestations et les amendes pour tous ceux qui traînent, quêtent ou prennent leurs aises où il ne faudrait pas. Et puis, pour les musiciens et autres artistes de rue, la ville vient d’augmenter considérablement le coût des permis, de restreindre les endroits où il sera permis de donner son show spontané en plein air et d’augmenter les contrôles et les obstacles en tout genre. Cette attitude est malheureusement tout à fait dans l’air du temps.

De plus en plus, les gens semblent avoir comme valeur suprême dans leur qualité de vie le fait de ne pas être dérangés. Jamais. Nulle part. Pas par un weirdo, pas par un joueur de cuillères, pas par un enfant qui braille, pas par un voisin qui pue. On ne veut pas être dérangé intellectuellement, musicalement, journalistiquement, visuellement. Je crois d’ailleurs que c’est le plus grand obstacle au développement du transport en commun. Les gens ont beau être jammés dans leur char, au moins, ils sont dans leur bulle. Ils écoutent la musique qu’ils veulent, ils mettent le sapin sent-bon qu’ils veulent et ils parlent au cellulaire à qui ils veulent. Personne ne les dérange. Et au fond, la loi anti-tabac qui se trame tient de la même obsession.

Phénomène occidental, il semble que ce besoin de n’être jamais dérangé soit encore plus profond chez nous. Prenons seulement les médias québécois. Depuis quelques années, les dérangeurs y ont la vie dure. Je les mets tous dans le même paquet, ceux qui me plaisent comme ceux qui m’énervent, ceux qui ont clairement dépassé les bornes comme ceux qui ont été victimes de la rectitude politique ou de la censure. Howard Stern n’est plus diffusé à Montréal. Normand Lester a perdu sa job à Radio-Canada. Conan O’Brian a dû excuser son chien insulteur pour les propos qu’il a tenu sur les Québécois lors de son passage à Toronto. Jeff Fillion n’est plus en ondes. Benoît Dutrizac ne sera plus des Francs-Tireurs. Et si ce n’était que du Québec, il y a longtemps que Don Cherry aurait dû accrocher son veston carreauté. Tout ça ressemble à une tendance lourde...

Or je suis persuadé que l’humain a besoin d’une dose raisonnable de dérangements pour évoluer, pour que la société continue d’être humaine. Je réfléchissais à ça depuis un bout quand j’ai vu à PBS un documentaire sur le parc de Yellowstone. On s’y questionnait sur deux désolants phénomènes naturels : la disparition des trembles et l’érosion des berges de la rivière Lamar. En mesurant l’âge des quelques vieux trembles qui restaient, des chercheurs ont découvert que les plus jeunes avaient commencé à pousser exactement l’année où on avait tué le dernier loup du parc. Après, plus aucun n’a pu survivre.

Du temps des loups, les chevreuils devaient se surveiller. Ils ne pouvaient rester trop longtemps à la même place. Les loups les dérangeaient. Ce qui donnait la chance à quelques pousses de trembles de survivre. Depuis, les cervidés mangeaient toutes les pousses et ravageaient aussi sans crainte la végétation du bord de la rivière. Les castors ont quitté le chantier, faute de matériau. Les étangs des castors n’y étant plus, des dizaines d’espèces d’insectes et d’oiseaux ont aussi déserté le parc. La terre s’est mise à être emportée par le courant et l’eau de la rivière est devenue brune. Des espèces de poissons n’ont plus jamais été vus dans la rivière. Parce qu’ils n’y étaient plus mais aussi parce que, de toutes façons, on ne pouvait plus rien y voir... Tout ça parce qu’il n’y avait plus de loups.

Je me dis que les dérangeurs urbains et culturels doivent quelque part jouer le même rôle. Sans amuseurs de rue, les festivals commandités prennent toute la place et continuent de permettre à nos cerveaux d’être encore plus envahis par les algues brunâtres de la logique marchande. Sans fou qui engueule un lampadaire, la moindre originalité devient suspecte. Sans Don Quichotte du micro, l’insignifiance gentille se répand et nous rend incapables de tout débat le moindrement viril.

Alors la prochaine fois que vous serez dérangés, au lieu de lancer une poursuite, d’exiger un règlement municipal ou d’écrire à l’ombudsman, dites merci. Ça contribue sûrement à faire pousser quelque chose d’utile.

Texte lu à l’émission du 14 mai de Samedi et rien d’autre animée par Joël Le Bigot sur les ondes de Radio-Canada.