Le dernier en liste était une autre fausse balle

En Équateur : huit présidents en 8 ans

Depuis 1997, la population équatorienne a une moyenne au bâton parfaite: huit présidents en huit ans! Le dernier tombé est Lucio Gutierrez, ex-colonel de l’armée ayant participé, en 2000, avec les dirigeants du mouvement indigène, au renversement de Jamil Mahuad.

Élu en 2002, grâce à un programme de gouvernement progressiste, le colonel est devenu, en l’espace de quelques mois et de quelques déjeuners à Washington, l’un des plus fidèles alliés des États-Unis dans le monde latino-américain.

Le commencement de la fin arrive le 8 décembre 2004, quand Gutierrez, nouvellement allié à l’ancienne clique politique, fait adopter par le Congrès la révocation de tous les juges de la Cour suprême et leur remplacement par de nouveaux juges qu’il désigne lui-même. La population proteste (200 000 personnes manifestent le 16 janvier 2005 contre les visées dictatoriales du président) d’autant plus que la mesure qui doit être temporaire se voit sans cesse reconduite.

Le 4 avril, on en comprend la raison: les juges de Gutierrez annulent le procès pour corruption des ex-présidents Abdala Bucaram (1996-1997) et Gustavo Noboa (2000-2003) et de l’ex-vice-président Alberto Dahik, tous les trois chassés hors du pays par la population. Le trio rentre aussitôt en Équateur prêt à reprendre sa carrière politique, mais la population commence une série de manifestations qui vont s’amplifiant entre le 13 et le 18 avril.

Elle est surtout mobilisée par une station radiophonique communautaire (Radio La Luna) et son journaliste vedette Paco Velazco. Les auditeurs de la station utilisent ensuite le téléphone cellulaire et le courriel pour grossir chaque jour davantage les rangs des manifestants.

Pendant ce temps, celui que la population appelle désormais « Sucio » Gutierrez (« Sucio » veut dire sale, corrompu) décrète l’état d’urgence (15 avril) puis, dès le lendemain, retire la mesure parce que l’armée tarde à se déployer dans les rues. Gutierrez congédie finalement sa Cour suprême mais le Congrès refuse d’invalider l’annulation des procès Mahuad-Noboa-Dahik.

Le 19 avril, le président envoie 4000 policiers affronter 150 000 personnes dans le centre de la capitale, Quito. Au moins deux manifestants sont tués par la police tandis que des gens tirent sur la foule à partir du bâtiment de ministère de Bien-être social. On apprendra plus tard que ces assassins potentiels étaient des prestataires d’aide sociale « embauchés » par le ministre Antonio Vargas et son sous-secrétaire Bolivar Gonzalez.

Le 20 avril, étudiants des écoles et universités se joignent à des manifestants encore plus nombreux et en colère contre la répression.

Puis, la CONAIE (Confédération des nationalités indigènes d’Équateur) se mobilise, exigeant la fin des négociations de libre échange entre l’Équateur et les États-Unis, la fermeture de la base militaire états-unienne de Manta et le retrait de Plan Colombie et du Plan Patriote impliquant l’Équateur dans le conflit entre le gouvernement colombien et la guérilla.

Apprenant que des supporteurs armés de Gutierrez (mobilisés dans les campagnes par le cousin du président) s’apprêtent à gagner la capitale par autobus, la population, avec l’aide du maire Paco Moncayo, bloque les principaux accès de Quito.

Puis, les événements s’accélèrent: le chef de la police Jorge Poveda démissionne, l’ambassadrice états-unienne Kristie Kenney quitte le palais présidentiel et le Congrès destitue son président, Omar Quintana puis, le président Gutierrez lui-même remplaçant ce dernier par le vice-président Alfredo Palacio.

Aussitôt les manifestants accourent au Congrès en exigeant la démission de Palacio, la dissolution du Congrès et la formation d’une assemblée constituante chargée de créer un nouveau modèle politique et économique excluant d’emblée le libre-échange et le dollar des États-Unis comme monnaie.

L’armée met six heures avant de protéger Carondelet, le palais présidentiel, pendant lesquelles la foule passe bien près de s’emparer du nouveau président. Gutierrez, lui, déjà sous le coup d’un mandat d’arrêt, s’enfuit en hélicoptère militaire jusqu’à l’aéroport où des manifestants l’empêchent de monter à bord d’un avion.

Il est alors évacué sur une base militaire, puis, à l’ambassade brésilienne. Le gouvernement brésilien lui accorde l’asile politique, mais Gutierrez est tellement assiégé qu’il devra attendre trois jours avant de pouvoir fuir au Brésil.

Très secoués, le Congrès et les secteurs à qui profitent le statu quo sentent qu’il n’était pas suffisant de « faire sauter le fusible » Gutierrez. Aussi nomme-t-on un ministre de l’Économie et des Finances, Rafael Correa, connu pour ses critiques de la dollarisation, des mesures du FMI et du libre-échange.

De plus, le Congrès expulse 11 de ses 100 députés pour avoir « trahi leur parti » en appuyant le démantèlement initial de la Cour suprême, invite Paco Velasco à joindre le gouvernement et offre le poste de ministre du gouvernement à Mauricio Gandara, coordinateur du Groupe pour la dignité et la souveraineté contre le Plan Colombie.

Le « nouveau » régime annonce aussi qu’il ne donnera pas suite à la demande des États-Unis d’accorder l’immunité à leurs 400 soldats en Équateur, que l’accord de la base de Manta sera revu en 2009 et que le fonds de stabilisation pétrolier (réservant les revenus du pétrole au remboursement de la dette extérieure) sera éliminé.

Gutierrez laisse derrière lui un pays dangereusement vulnérable : pas de cour de justice, institutions fragiles et complètement discréditées, partis politiques et organisations sociales en crise de représentation.

Il laisse aussi une population, certes peu organisée, mais mobilisée, critique et pleinement disposée à construire un nouveau pays. Une population fortement indigène que le récent rapport du projet Global Trends 2020 (Tendances globales 2020), parrainé par le National Intelligence Council états-unien, définit comme l’une des principales « menaces à la sécurité » du monde.

La « menace indigéniste » figure aux côtés de celles de l’Asie et de l’Islam et est illustrée d’exemples comme le soulèvement zapatiste, la montée politique du mouvement indigène d’Équateur, la radicalisation du mouvement Aymara en Bolivie et la lutte des Mapuches dans le sud argentin et au Chili.

Les foyers « indigénistes » incluraient le « Sud du Mexique, quelques pays d’Amérique centrale » (surtout le Guatemala), la « région andine » (Colombie, Pérou et Équateur), le « Kollasuyo aymara » (Pérou, Nord du Chili et Bolivie) et le « Wallmapu mapuche ».

« L’irrédentisme indigéniste, prévoit le rapport, impliquerait de fortes doses d’incompatibilité avec l’ordre politique et économique occidental soutenu par les latino-américains d’origine européenne. » Les turbulences qui en découleraient « mettraient en fuite les capitaux, les investissements et la dynamique même du marché pour une période prolongée ».

Le rapport craint aussi les alliances stratégiques entre ces « mouvements ethniques » indigènes en révolte et des « pouvoirs de fait et acteurs armés non étatiques » que l’organisme définit comme « des mafias, des narcotrafiquants et des groupes terroristes internationaux », mais qui sont en réalité les groupes de guérillas. De telles alliances stratégiques pourraient d’abord survenir dans « plusieurs départements de Colombie », aux « frontières vénézuélo-brésilienne et vénézuélo-colombienne », dans le « Cochabamba bolivien » et sur les « côtes d’Haïti ».