Lettre aux progressistes du Canada anglais

Une alternative progressiste n’est pas envisageable sans la souveraineté du Québec et la souveraineté du Québec ouvre la voie à cette alternative.

Chers amis,

À la lecture de la presse canadienne anglaise, nous constatons que le réveil est brutal pour ceux qui croyaient que la question du Québec avait été réglée le 30 octobre 1995. Des scénarios d’horreur sont évoqués : un raz-de-marée du Bloc lors des prochaines élections, suivi d’une victoire du Parti Québécois et de la tenue d’un nouveau référendum.

Vu du Québec, nous avons l’impression qu’« un spectre hante le Canada » – pour paraphraser une expression célèbre – mais que ce spectre est non pas le communisme, mais le séparatisme. Alors que la classe dominante canadienne anglaise avait pris à la légère le référendum de 1995, ce ne sera plus jamais le cas maintenant qu’elle sait qu’elle peut le perdre. Alors les éditorialistes et les chroniqueurs ressortent l’artillerie lourde : le Plan « B », la Loi sur la clarté. Il ne leur reste qu’à brandir la menace de la partition du territoire du Québec ; ça ne saurait tarder.

À ceux d’entre vous qui ne pouvez suivre de près l’actualité politique québécoise, nous pouvons vous assurer que le mouvement souverainiste est effectivement de nouveau en marche.

La caractéristique politique des mouvements syndicaux, sociaux et étudiants est qu’ils affirment la nécessité pour le Québec de se doter de son propre projet de société, lequel n’est envisagé que dans le cadre d’un Québec indépendant. La souveraineté du Québec est la revendication démocratique la plus profonde du peuple québécois et elle est le point nodal de ses aspirations et de ses luttes. Cela explique que, dans un récent sondage, 54 % des Québécois se soient prononcés en faveur de la souveraineté.

La situation sociale au Québec sur fond de crise politique canadienne laisse présager un affrontement majeur, avec tous les risques de dérive que cela comporte.

Depuis sa création en 1867, le Canada a toujours été écartelé sous l’action de puissantes forces centrifuges internes et externes. Alors que d’autres fédérations ont évolué vers une plus grande centralisation, le Canada a toujours été trop centralisé pour le Québec et pas assez pour l’Ontario. La Grande-Bretagne, et par la suite les États-Unis, ont appuyé les revendications des provinces pour affaiblir le Canada, un pays concurrent.

Historiquement, les partis politiques fédéraux ont joué un rôle unificateur fondamental. Ce fut le cas du Parti libéral qui a dominé la vie politique canadienne. Quand l’usure du pouvoir était trop évidente, les conservateurs prenaient le relais, le temps de permettre au Parti libéral de se régénérer.

Pour accéder au pouvoir, les conservateurs ont dû s’allier aux nationalistes québécois. Les conservateurs de Diefenbaker sollicitèrent l’appui de Duplessis et ceux de Brian Mulroney bénéficièrent de la politique du « beau risque » de René Lévesque.

Mais depuis la création du Bloc Québécois en 1990, par suite de l’échec de l’entente du Lac Meech qui devait remédier au coup de force constitutionnel de Pierre Trudeau en 1982 en ramenant le Québec dans la Confédération dans « l’honneur et l’enthousiasme », il n’y a plus d’alternative possible aux libéraux sous la forme d’un gouvernement conservateur majoritaire avec des assises au Québec.

La lutte entre conservateurs et libéraux – et les groupes financiers qu’ils représentent – se mène désormais à l’intérieur du Parti libéral avec les conséquences que l’on connaît. Le Parti libéral est en lambeaux et sera lessivé des circonscriptions québécoises à majorité francophone aux prochaines élections.

Le Canada risque donc de se retrouver avec un Parlement « à l’italienne », c’est-à- dire avec une succession de gouvernements minoritaires, sans base au Québec, prêts à brader le pays pour rester au pouvoir – comme le fait actuellement Paul Martin – nourrissant ainsi les forces centrifuges qui mènent le pays vers l’éclatement.

Le Canada est devenu ingouvernable et seule une réforme majeure élaborée sur l’hypothèse de l’accession du Québec à la souveraineté permettra d’envisager une issue à la crise actuelle. Les progressistes canadiens anglais doivent abandonner tout espoir de satisfaire les aspirations québécoises avec de fumeuses réformes constitutionnelles taillées sur le modèle de Meech ou de Charlottetown. Ils devraient plutôt commencer à réfléchir à ce que pourrait être un Canada sans le Québec et quelles pourraient être les relations entre les deux pays.

Bien entendu, nous sommes conscients que cette approche n’est pas présentement à l’ordre du jour au Canada anglais et c’est avec inquiétude que nous appréhendons une surenchère de « Quebec bashing » de la part des partis fédéraux dans le fol espoir de décrocher une majorité de sièges au Canada anglais.

Que les libéraux veuillent faire de la question de « l’unité nationale » l’enjeu de la prochaine élection fédérale n’étonnera personne et nous nous rappelons fort bien au Québec que le Reform Party a été le premier à agiter la menace de la partition du Québec.

Mais c’est avec une certaine stupéfaction que nous voyons Jack Layton enfourcher le cheval de bataille des libéraux en accusant « les conservateurs de s’allier avec les séparatistes ». Est-ce parce que M. Layton a fait son deuil du Québec depuis que Buzz Hargrove lui a recommandé de ne pas venir jouer dans les plates-bandes du Bloc Québécois qu’il se sent maintenant autorisé à faire ses campagnes au Canada anglais sur le dos du Québec ? La gauche canadienne-anglaise doit rappeler M. Layton à l’ordre avant que ses propos n’empoisonnent les relations entre les progressistes des deux nations.

Nous comprenons la complexité de la situation devant laquelle se trouvent les progressistes canadiens anglais et leurs inquiétudes face à l’arrivée au pouvoir des conservateurs. Nous avions les mêmes appréhensions face à l’ADQ au Québec. Mais nous ne croyons pas que le Parti libéral constitue une alternative, que ce soit directement ou par NPD interposé.

Nous comprenons votre souci de défendre les valeurs progressistes canadiennes devant la montée de la droite d’inspiration américaine et l’indépendance du Canada anglais contre son absorption par les États-Unis. À l’heure de la mondialisation, la sauvegarde de l’identité canadienne anglaise est une lutte juste.

Nous savons que les progressistes canadiens anglais ont conservé beaucoup d’acrimonie à l’égard des nationalistes québécois qu’ils tiennent responsables de l’adhésion du Canada à l’accord de libre-échange (ALÉNA). Il est vrai que cette entente n’a été possible qu’avec l’appui du Parti Québécois au gouvernement Mulroney et qu’elle a rallié par la suite les élites nationalistes québécoises.

Mais on oublie trop facilement au Canada anglais que cette position a été adoptée par dépit après l’échec du référendum de 1980. Rappelons-nous que, lors de ce référendum, le gouvernement de René Lévesque proposait « une nouvelle entente d’égal à égal » au Canada anglais pour tenir tête aux États-Unis. Le Canada anglais a combattu avec hargne cette proposition de souveraineté-association, préférant le maintien du Québec dans l’état de sujétion qui est le sien depuis la Conquête de 1760.

Aujourd’hui, le Québec n’est pas pro-américain et certainement pas pro-Bush pour autant. Les manifestations monstres dans les rues de Montréal pour s’opposer à la guerre contre l’Irak l’ont démontré de façon spectaculaire.

Les Mémoires du premier ministre Chrétien nous apprendront sans doute un jour qu’elles ont joué un rôle crucial dans sa décision de ne pas participer à la guerre. M. Chrétien craignait que le gouvernement de Bernard Landry profite de l’occasion pour mettre à l’ordre du jour la question de l’indépendance du Québec. MM. Chrétien et Landry ne pouvaient pas ne pas se rappeler que la première résolution favorable à l’indépendance fut déposée à l’Assemblée nationale du Québec par le député J. N. Francœur lors de la crise de la conscription en 1917.

Nous invitons les progressistes du Canada anglais à analyser avec beaucoup de circonspection la situation politique. Devant l’impasse actuelle, nous ne pouvons exclure un coup de force fédéraliste. Mais cela ne fera qu’accélérer le cours de l’histoire et poser la question de l’indépendance du Québec avec encore plus d’acuité. L’heure de vérité approche. Et la question importante est la suivante : quelle sera la réaction des progressistes du Canada anglais si le Québec opte pour l’indépendance nationale ? Se rangeront-ils du côté des forces répressives du Canada anglais ou soutiendront-ils le droit inaliénable du peuple québécois à choisir son avenir ?

Une version anglaise de ce texte, disponible sur notre site Internet, est présentement distribuée dans les milieux syndicaux et progressistes du Canada anglais.