On ne pouvait pas être trop exigeant

Pour vendre le citron canadien

Depuis l’éclatement de l’affaire des commandites, je pense souvent au colonel Nhan, évoqué dans l’ouvrage La Corruption au Viêt Nam (Lê Phuong, Québec/Amérique, 1978). Le colonel travaillait pour le régime pro-américain de Saïgon. Mais il travaillait d’abord pour la piastre, tel était le nom de l’unité monétaire au Viêt Nam.

Les Américains, indifférents aux aspirations collectives des Viêtnamiens – indépendance nationale, justice sociale – faisaient plutôt appel aux « valeurs de réussite individuelle ». Le colonel Nhan l’avait compris: il vendait à la population tout ce qu’il recevait gratis de l’aide américaine, du riz aux médicaments. Il vendait armes et munitions à ses propres soldats; il en vendait aussi à l’ennemi communiste : l’argent n’a pas d’odeur.

Des cadres comme Nhan, le régime en comptait des milliers, jusqu’aux plus hauts niveaux. Même en y engloutissant des centaines de milliards, on ne bâtit pas un État fort avec des gens pareils; on le constata après le retrait partiel de l’armée américaine, lorsque le régime sud-viêtnamien s’écroula en quelques semaines comme un château de cartes.

« Les francophones honnêtes et idéalistes sont passés au PQ, au Bloc ou à l’ADQ. Les libéraux se sont retrouvés avec Alfonso Gagliano. » La formule lapidaire du chroniqueur David Frum, dans le National Post du 5 avril, est un constat. On peut acheter ceux qui sont à vendre : ils ne valent pas toujours leur prix.

Mais ce n’est pas l’argent qui a manqué au PLC, surtout pas celui de l’État canadien qu’il contrôle : 40 millions par année pour les fonds secrets de l’unité nationale; 250 millions, pas secrets du tout, pour les commandites; 15 millions pour l’opération « Un million de drapeaux » ; 8 millions pour la location de tous les panneaux d’affichage du Québec au début de la période référendaire. Et j’en passe.

Sans parler des coûts de l’espionnage électronique des dirigeants indépendantistes, révélé par l’ancien espion Mike Frost, et démentant d’ailleurs les propos des cyniques voulant que, de la corruption, il y en a partout. S’il y en avait eu pour la peine chez les souverainistes, Ottawa était super-équipé pour en faire la preuve ; il n’y est pas parvenu.

« Un des moyens de contrebalancer l’attrait du séparatisme, a écrit Pierre Elliott Trudeau dans Cité libre, c’est d’employer un temps, des énergies et des sommes énormes au service du nationalisme fédéral. » Le truc a marché un temps.

Sous Trudeau, Chrétien, Martin, tout en étouffant le Québec par le déséquilibre fiscal, on a cherché à réduire au silence sa classe la plus remuante, les intellectuels et les artistes, à coup de chaires universitaires du Canada et de subventions individuelles. Combien d’universitaires, d’écrivains et d’autres créateurs indépendantistes ai-je entendu dire: « Je dois être prudent, car j’attends ma subvention » du Conseil des Arts, de Téléfilm Canada, du Programme des chaires du Canada ou du Programme canadien de promotion des arts ? Quelques-uns, particulièrement gâtés, sont même devenus des chantres du régime. À force de ne pas vivre comme on pense, on finit par penser comme on vit, nous disaient les curés d’autrefois.

Avec le programme des commandites, Ottawa est allé un pas plus loin : se doter d’un plan de promotion active, grâce à un groupe de courtiers indigènes payés pour obtenir qu’on chante la gloire d’être canadien sur toutes les tribunes du Québec. Leur mission, faire accepter au peuple québécois un sort que le Canada anglais n’accepterait jamais pour lui-même: celui de minorité toujours plus minoritaire, dotée d’un contrôle toujours moins grand sur son propre avenir. En principe, des courtiers intègres eussent coûté moins cher.

Mais « il est dans la nature du pouvoir de craindre davantage la pureté que n’importe quelle corruption », a écrit Yukio Mishima. Et pour recruter des gens capables de vendre à leurs propres compatriotes le citron canadien, on ne pouvait pas être trop exigeant sur les critères éthiques. On avait besoin de colonels Nhan. Ils ont donné ce qu’ils donnent toujours, finalement. Et le pouvoir fédéral commence à comprendre, mais un peu tard, les limites de la piastre.