Les couilles du Pape

Le monde de Jacques Ferron

Pierre Elliott Trudeau n’a jamais été grand’chose pour moi. Au collège, il était un bûcheur, attentif aux cours les plus insignifiants. Prenant tout en notes, et il avait obtenu de la sorte quelques succès scolaires qui ne témoignaient en rien de son génie. Je ne m’étais même pas demandé qui il était au fond. Je le rencontrais quelquesfois. Il n’y avait pas beaucoup à tirer de lui ; il était poseur et cherchait à faire des mots. Tout en spéculant à la Bourse, il avait une réputation de socialiste.

Un jour, je lui dis : Tu sais, je pense bien qu’on est à la veille de pousser le nationalisme vers la gauche. Il me répondit : Le nationalisme, mets-le où tu voudras, moi, ça m’est bien égal. Une autre fois, je lui fis part de mes conclusions sur le bilinguisme de deux langues de civilisation, du français et de l’anglais. Deux langues complètes ne pouvaient se compléter, le bilinguisme n’est pas fonctionnel et ne peut mener qu’à la disparition de l’une ou de l’autre. Là, il n’eut pas la répartie aussi vide ; après s’être tourné trois fois la langue dans la bouche, il émit cette réponse considérable, sinon énorme : Anthropologiquement, tu as peut-être raison ; politiquement, tu as tort.

En 1962, je le rencontre à un lancement chez HMH et lui annonce que, faute de réforme, nous risquions de voir surgir quelque terrorisme. Cette fois, il me rit au nez tout simplement. Je n’aime guère cette façon de répondre.

Désormais je fus curieux de savoir à qui j’avais affaire. Le Père Robert Bernier, qui m’avait enseigné les lettres et que je revoyais de temps à autre, m’apprit que Pierre Elliott Trudeau se préparait à devenir Premier ministre du Canada. Le plus surprenant de cette nouvelle, c’est que le Père Bernier, avec cette naïveté qu’ont souvent les religieux les plus intelligents, ne doutait pas qu’il le deviendrait.

Et le cher Pierre Elliott, comme un petit saint jésuite, qui se disait sans ambition ! Toi, sans ambition ? Va le raconter à d’autres : tu manigances depuis le collège pour devenir Premier ministre du Canada. J’aperçus alors ce regard de serpent que je reverrai une dizaine d’années plus tard. Lors de son discours To the Nation. Il ne chercha pas à nier. Qui t’a dit ça ? C’est Bernier ? Il me tourna le dos en haussant les épaules.

Je te souhaite le même courage qu’à Lomer Gouin ! C’en était un autre qui s’était juré de devenir Premier ministre, lui au Québec, et qui s’était même fixé une échéance. En attendant, il écrivit une pièce de théâtre, Polichinelle, un peu facile mais gentille. À la fin, Polichinelle se pendait dans son salon. Arriva l’échéance et Lomer Gouin, loin d’être – comme l’avait été son grand-père – Premier ministre n’était que le secrétaire de l’honorable Lapalme, chef de l’opposition libérale. Que fit-il ? Il ne trahit pas son serment et se pendit dans son salon. Ce trait me semble beau.

Trudeau en aurait-il été capable ? J’en doute. D’ailleurs s’il avait placé toutes ces ambitions à Ottawa, ce choix a quelque chose de malsain. Il ne semblait pas tenir en haute estime son père, fils de cultivateur, qui lui avait distillé tout de même un héritage de quelques millions de je ne sais trop quelle baboche. Ce père mort, il avait transposé sur Duplessis sa haine sincère. Il en a tiré quelques bonnes idées politiques quand les idées de Duplessis ne l’étaient pas. Toute autorité émanant de Québec lui paraissait insupportable. C’est la raison pour laquelle, à Ottawa, on lui facilita toujours sa vocation.

En 1963, l’année qui suivait celle où il m’avait ri au nez, les premières bombes du FLQ éclatèrent. Je le rencontrai de nouveau chez HMH. Mon Dieu ! Je n’aurais pas été qui je suis si je n’étais pas revenu sur le sujet. Eh bien ! Pierre Elliott, tu ne me ris plus au nez ? Il me répondit, un peu morveux : Je n’aurais pas cru que vous aviez assez de couilles. Cette phrase mérite qu’on lui accorde quelque attention. Elle n’est pas sans vulgarité. Encore s’il avait parlé de gosses, mais couilles, quel langage ! Surtout quand il s’agit d’une affaire sérieuse, dont le caractère est politique et qui marque peut-être la fin d’une époque.

De plus, à noter la dissociation des deux sujets, du JE singulier et VOUS pluriel; elle se prête à un calembour facile : Pierre Elliott Trudeau est l’il au milieu du nous; il aurait un moi d’une autre nature que le nôtre. Au nom de qui avait-il parlé : au nom d’Ottawa où il eut toujours de l’emploi ou en son nom propre ? En tout cas, chose certaine, il ne parlait pas de ses couilles, à lui, et s’en abstenait à bon escient, car, à cette époque, on pouvait douter qu’il en eut : une romancière bien connue, ordinairement bien renseignée, ne cessait pas de le proclamer puceau.

Je n’ai rien contre la chasteté. Néanmoins, ne voulant pas que Monsieur Trudeau fût honoré pour une vertu qu’il n’aurait pas eue tout à fait, je crus de bon aloi de me livrer à une petite enquête et j’apprendrai de Paris qu’il n’était pas puceau mais ne valait guère mieux, couchant avec un fort petit budget, plutôt pingre de réputation. Je comprends pourquoi quelque temps après, quand, s’étant rajeuni de deux ans, il joua au playboy traqué par toutes les petites hystériques du pays : il s’était fait des économies.

Cette référence aux couilles, qu’il me donna pour réponse en 1963, ne contenait aucune désapprobation du terrorisme et témoignait plutôt d’une certaine admiration. Toutefois, dans son discours To the Nation, en octobre 1970, de pseudo-puceau devenu playboy, il parla tout autrement qu’il m’avait répondu.

Sur un fond d’une quelconque musique liturgique, il prononça son discours avec une lenteur étudiée, d’une voix ferme et douce, les yeux baissés, comme une vierge, et il eut la virginité bien avisée car les rares fois qu’il leva les paupières, il fit voir cette passion méchante qu’il m’avait montrée déjà dans son regard de serpent, aux éclats froids et métalliques.

Il avait déjà pris des leçons de diction et l’art de donner de soi à la télévision une image appropriée aux circonstances ; il se révéla, comme au collège, un écolier modèle. Par la ferme douceur de sa voix, la pudeur de sa physionomie, le paisible grelot de la musique, il ne faisait qu’accentuer la portée de son propos ; un petit enfant sur une cuisse, un gérant de caisse populaire sur l’autre, il annonça la terrible obligation où il se trouvait, après la mort de Pierre Laporte, son ancien condisciple, une mort dont il avait en quelque sorte provoqué la sentence, de frapper de terrorisation massive le Québec par l’imposition de la Loi des mesures de guerre en temps de paix. Il se garda bien de dire que dès le 7 mai 1970 un comité avait été formé pour imposer, quitte à y mettre le pouce, cette extraordinaire répression.

Quand on s’adresse To the Nation, il faut y mettre les formes, avoir la simplicité du noir et blanc, se parer de la laine de l’agneau, cracher son venin sur un ennemi imaginaire ou fabriqué. Mais si nous nous étions rencontrés tout bonnement à un lancement chez HMH, comme en 1963, ne m’aurait-il pas dit : Hein ? Nous avions plus de couilles que vous le croyiez !

Du mois de janvier au 7 mai 1970, il n’y avait eu aucun terrorisme. Pourquoi la formation d’un comité incongru, qu’on garde encore secrète après trois ans ? C’est qu’en avril 1970, le PQ venait d’obtenir plus de vingt pour cent du vote. Cette conspiration criminelle, inavouable et légaliste d’Ottawa mit les rapts, l’assassinat, les emprisonnements arbitraires sous le couvert de la Justice dont le ministre Turner s’est mérité ainsi un curieux surnom : Lady Macbeth par les pieds. Ce pauvre p’tit ministre avait eu la témérité de se proposer le dauphin de Pierre Elliott Trudeau. Le surnom ne saurait déplaire à celui-ci. Nanti de deux passions, sa haine de tout ce qui est québécois et sa propre ambition, je doute qu’il soit homme à souffrir un dauphin : il a des couilles de pape.

Texte inédit. © Succession Jacques-Ferron.