L’Ile René-Levasseur est un enjeu territorial

Kruger savait très bien à quoi s’attendre

Au grand soulagement de toute une région et des différents acteurs de l’industrie forestière, la multinationale Kruger Inc. pourra récupérer à toute vapeur les 190 000 m³ de bois brûlé qu’elle revendiquait sur l’Ile René-Levasseur. Pour le juge Dalphond, les Innus n’avaient pas autant à perdre que Joseph Kruger dans cette affaire. D’ailleurs, pour la Première Nation de Betsiamites, ce jugement rendu le 19 août, prévisible, n’entrave en rien la bouffée d’air frais apportée par le précédent jugement Grenier, du 17 juin.

C’est que la saga judiciaire qui oppose depuis des mois le Conseil de bande de Betsiamites à Kruger Inc. et au gouvernement du Québec, si elle est source de tension en Côte-Nord, s’inscrit dans le contexte plus large des négociations en vue d’un traité entre Québec et les Innus, pourparlers connus sous le nom d’Approche Commune.

Effectivement, l’exploitation forestière de l’Île René-Levasseur suscite la controverse, car cette dernière se situe au cœur du territoire revendiqué par le Conseil de bande de Betsiamites depuis plusieurs années. Ce « Nitassinan » de 138 000 km² s’étendrait du Saint-Laurent au réservoir Caniapiscau, selon l’entente de principe sur l’Approche commune, signée en mars 2004. Mais entente de principe ne rime pas avec traité, et les Innus vivent dans un grand vide juridique. Désormais rompus, les pourparlers n’avançaient plus guère depuis ce temps. « Du côté des Innus, on considère que la signature de l’entente de principe – de l’Approche Commune – n’a pas changé les choses et qu’on développe le territoire sans vraiment tenir compte de leurs droits », indique Pierre Trudel, anthropologue spécialiste des questions autochtones et professeur au Cégep du Vieux Montréal.

Si des droits ancestraux relatifs aux activités (chasse, trappe, pêche) leur sont reconnus, il n’en est rien du « titre indien », relatif à la propriété terrienne. « Le titre indien confère certains droits, notamment celui de participer aux décisions concernant le développement du territoire, et de bénéficier de financement relatif à ce développement », explique M. Trudel. Ainsi, les Innus ne furent pas consultés sur la cession d’un CAAF à Kruger Inc. pour l’aire commune 093-52 en 1997, ni sur les différentes activités forestières en cours sur le Nitassinan revendiqué. Or, « depuis une vingtaine d’années, différents jugements de la Cour suprême ont reconnu que dans les régions où l’on n’avait jamais signé de traité, il se maintenait des droits ancestraux, ce qui vise à équilibrer les intérêts des autochtones avec [ceux des différents gouvernements] ». Derniers en date, les arrêts Taku River et Haïda de la Cour suprême (automne 2004) obligent les gouvernements à consulter et à s’accommoder avec les Premières nations, même si elles ne font l’objet d’aucun accord ou traité.

Sur la base de ce précédent, le chef de Betsiamites, M. Raphaël Picard, est parti en croisade pour dénoncer l’exploitation commerciale de la forêt qui hypothèque le Nitassinan. D’une superficie équivalant au quadruple (2040 km²) de l’île de Montréal, l’Île René-Levasseur est l’une des dernières forêts vierges du Québec. Son couvert végétal particulièrement dense et son écosystème riche et diversifié ne font l’objet d’une protection que sur 23 % de sa surface. « Le Québec est en retard sur les zones protégées. Ce qui est protégé sur l’île est en altitude et donc cela ne reflète pas la réalité écologique de l’île, ni de la forêt boréale », explique M. Trudel.

Pour les groupes écologistes et les Innus, cette île mérite une protection totale. Elle représente donc le cheval de bataille tout indiqué pour mener à bien la lutte sur la reconnaissance des droits ancestraux innus et du titre autochtone, dans une perspective de cogestion responsable de la forêt.

Le jugement Grenier du 17 juin dernier, en reconnaissant l’existence potentielle des droits des Innus sur le territoire en litige, a donc forcé l’arrêt de la coupe entreprise par Kruger Inc. depuis l’automne 2003. « Dans ce dossier-là, Québec maintenait une position selon laquelle les Innus n’avaient pas de titre indien sur ce territoire, et que s’ils avaient des droits, ceux-ci se limitaient à la réserve de Betsiamites. […] Le gouvernement avançait l’opinion selon laquelle les droits des Innus sur l’Ile René-Levasseur étaient des droits de chasse, de pêche, de trappe, qu’on pouvait facilement compenser, comme cela avait cours par le passé. » Position d’ailleurs qualifiée « d’indigne et de déshonorante » par la procureure des Innus.

Depuis, le conseil de bande de Betsiamites a élargit son recours à 28 autres entreprises forestières, au moyen de mises en demeure. Ordre logique des choses, selon Pierre Trudel, qui rappelle l’injonction obtenue par les Cris et Inuits en novembre 1973, afin d’arrêter les travaux hydroélectriques entrepris à la Baie James. La Cour d’appel du Québec dut reconnaître les droits ancestraux de ces Premières Nations, ce qui mena, deux ans plus tard, à la signature de la Convention de la Baie James et du Nord Québécois, régissant un territoire de 1 082 000 km² (deux tiers du Québec).

Même si les négociations sur le traité concernent trois autres communautés (Essipit, Mashteuiatsh et Nutashkuan), le conflit de l’Ile René-Levasseur contribuera sans doute à accélérer la reconnaissance des droits territoriaux des Innus, puisque la Cour supérieure statuera cet hiver sur l’existence de ceux-ci et donc sur l’exploitation forestière de l’île. « Si les Innus gagnent, ça va leur donner un pouvoir de négociation pour préciser comment devrait se faire la coupe et quelles régions devraient être protégées. »

En attendant, l’affaire a le mérite de révéler d’une part la détermination des Innus à participer à la gestion durable de la forêt et, d’autre part, les vraies priorités du gouvernement Charest. En se rangeant derrière Kruger Inc. plutôt que de dresser une nouvelle table de négociations mise à mal par les départs successifs des trois négociateurs en chef, Québec a dévoilé l’hypocrisie de son virage écologique et confirmé son incapacité à traiter avec les Premières Nations (rappelons la crise de Kanesatake à l’hiver 2004). À ce titre, la récente nomination au Secrétariat des affaires autochtones du Québec d’André Maltais, ancien négociateur fédéral pour l’Approche commune, dévoile assurément l’urgence de sauver le navire libéral…

Quant à Kruger Inc., qui « a malgré tout investi [dans l’exploitation de l’île], en sachant très bien qu’il y avait un dossier de revendication globale sur ce territoire-là », elle devra assumer les conséquences d’une lutte constitutionnelle. D’où sa bataille pour récupérer le bois brûlé avant l’hiver…