Le Canada a financé la minorité anti-Aristide

Les ONG appuyaient la prise du Parlement haïtien par les armes

Il y plus d’un an et demi, aux premières heures du 29 février 2004, les soldats américains « escortaient » le président constitutionnel d’Haïti, Jean-Bertrand Aristide, hors du pays pendant que les forces canadiennes sécurisaient l’aéroport de Port-au-Prince. Si le rôle joué par le Canada dans le « changement de régime » en Haïti à l’hiver 2004 et l’occupation du pays par la suite ont été amplement documentés, sa participation à la campagne préliminaire de déstabilisation n’avait jamais complètement été mise en lumière. C’est une des tâches auxquelles se sont attaqués les auteurs de Canada in Haïti : Waging War Against the Poor Majority, les journalistes Yves Engler et Anthony Fenton.

Le petit livre de 120 pages, dont les auteurs promettent la traduction française pour bientôt, retrace tout l’historique du coup d’État de 2004 et de la répression exercée par le gouvernement de facto contre les partisans du président Aristide et de son parti Lavalas. Toutefois, un des chapitres les plus intéressants concerne l’utilisation par le gouvernement canadien de la « société civile » pour déstabiliser un gouvernement élu et légitimer l’intervention des puissances occidentales dans le pays le plus pauvre de l’hémisphère. La stratégie reposait sur le financement d’ONG soi-disant progressistes, tant canadiennes qu’haïtiennes, à travers l’Agence canadienne de développement international (ACDI).

Au cours des années précédant le coup d’État, le Canada, les États-Unis et l’Union européenne ont pratiquement annulé toute aide au gouvernement haïtien, pour travailler plutôt directement avec des ONG haïtiennes favorables à la minorité anti-Aristide, expliquent les auteurs.

Les citoyens du Canada n’accepteraient jamais qu’on leur impose pareil modèle de développement, écrivent-ils. « Imaginez un plan pour fournir aux Canadiens leur éducation, leur système de santé, leur eau et leur sécurité sociale au moyen d’organismes de bienfaisance privés (financés par des pays étrangers), de grandes entreprises et de riches individus. Et si ces mêmes organismes de bienfaisance privés finançaient en même temps des partis politiques de l’opposition et appuyaient la prise du Parlement par les armes ? »

Ce changement dans l’attribution de l’aide au développement a contribué à la déconfiture de l’État haïtien, poursuivent Engler et Fenton. « Un rapport de l’ACDI publié en 2005 affirme que, dès 2004, les acteurs non-gouvernementaux (à but lucratif ou non) fournissaient près de 80 % des services de base. Si une école administrée par une ONG est certainement mieux que pas d’école du tout, un essaim d’écoles privées n’est pas un modèle de développement idéal. »

L’Agence canadienne de développement international l’a d’ailleurs admis elle-même, puisqu’elle avoue dans son rapport que le soutien aux acteurs non-gouvernementaux a contribué à la création d’un « système parallèle de fourniture des services » qui a nui aux efforts pour renforcer la bonne gouvernance.

Ottawa a aussi pu compter sur l’aide d’organisations non gouvernementales canadiennes dans sa campagne anti-Aristide. Les ONG canadiennes ont aidé le gouvernement fédéral à se servir de « l’aide au développement » en guise d’outil d’influence politique. Selon l’ACDI, la période 2000-2002 a été caractérisée par un changement vers le soutien à la société civile. « Il semble que pour le gouvernement canadien, “ société civile ” voulait dire l’opposition au gouvernement élu d’Haïti », soulignent les auteurs. « Sans exception, les documents obtenus de l’ACDI révèlent que les organisations idéologiquement opposées à Lavalas étaient les seuls récipiendaires du financement canadien. Les groupes de la société civile favorables à Lavalas ne recevaient aucuns fonds. »

Plusieurs organisations financées par l’ACDI et son équivalent américain, l’USAID, comme la America’s Development Foundation (ADF) et le Réseau Liberté, ont injecté des dizaines de millions de dollars dans la campagne de déstabilisation en Haïti, notamment par des campagnes de propagande (ou « d’éducation civique ») diffusées sur des dizaines de stations de radio haïtiennes.

Le 25 mars 2004, ce sont des ONG canadiennes comme Développement et Paix, Oxfam Québec et plusieurs autres qui ont témoigné devant un comité du ministère des Affaires étrangères pour affirmer presque à l’unanimité qu’Aristide avait démissionné de plein gré et que l’invasion étrangère était justifiée. À la fin de juillet, Oxfam reçu une bonne part de deux contrats de l’ACDI en Haïti d’une valeur de 15 millions $.

Parmi les nombreux cas troublants qu’on trouve dans le livre de Fenton et Engler, citons un organisme haïtien de « défense des droits humains », NCHR-Haïti, qui a reçu 100 000 $ de l’ACDI en 2004 dans le but spécifique de fournir une assistance aux victimes d’un supposé massacre commis par des partisans de Lavalas dans un village appelé La Scierie. L’événement présumé a servi aux putschistes pour faire enfermer l’ancien premier ministre Yvon Neptune et l’ancien ministre de l’Intérieur Jocelyn Privert. Tous les journalistes présents et les groupes de défense des droits humains indépendants affirment que ce meurtre de 50 personnes n’a jamais eu lieu. Seul NCHR-Haïti, le récipiendaire de l’aide canadienne, parle encore d’un massacre. Son chef de bureau en Haïti explique l’absence de preuves par le fait que les cadavres ont tous été dévorés par des chiens, y compris les crânes.

Yves Engler et Antony Fenton révèlent aussi qu’au moins un des membres du gouvernement de facto pendant les 15 premiers mois après le coup d’État était un employé de l’ACDI. Le ministre adjoint à la Justice, Philippe Vixamar, a en effet révélé à des chercheurs de l’Université de Miami que l’ACDI l’avait assigné à cette position et était son employeur direct. Pendant les quatre années précédant le renversement d’Aristide, il était sur la liste de paye de l’ACDI et de l’USAID.

Tout en manœuvrant en coulisse pour déstabiliser un gouvernement élu démocratiquement, Ottawa pouvait compter sur des médias « progressistes » pour s’assurer une couverture favorable dans le dossier haïtien. Il finance entre autres Alternatives, une ONG québécoise qui publie un journal du même nom, et qui travaille avec 15 groupes en Haïti, tous anti-Lavalas. 50 % de son budget vient du gouvernement canadien, principalement de l’ACDI.

En avril 2005, Alternatives a reçu une partie d’un projet de 2 millions $ de l’ACDI pour entraîner des journalistes haïtiens à couvrir les élections; ces mêmes élections qui serviront à légitimer le coup d’État et qui auront lieu après des mois de répression du parti politique le plus populaire, Lavalas.

Les auteurs font aussi remarquer que « dans une illustration frappante des périls d’accepter le financement gouvernemental, un supplément d’Alternatives encarté dans Le Devoir à la fin juin 2005 présentait un reportage sur Haïti qui reprenait carrément les vues des néoconservateurs sur Haïti. Le reportage d’Alternatives ne comprenait pas la moindre mention des prisonniers politiques, de la répression violente contre les militants Lavalas, ou même du coup d’État. »

Plus récemment, à l’occasion des Journées Alternatives, l’organisation a tenu un atelier sur Haïti, intitulé « Une démocratie à construire ». Comme le souligne Yves Engler, le titre approprié aurait plutôt été « Une démocratie renversée par le Canada ». Sur les cinq conférenciers invités, pas un seul n’a utilisé le mot coup d’État, pas un seul n’a parlé de la répression, ni de prisonniers politiques.

Situation pour le moins paradoxale, comme l’expose le livre Canada in Haïti, « nous avons ici le travail du haut fonctionnaire du gouvernement haïtien payé par l’ACDI, qui est légitimisé dans son travail par un groupe de défense des droits humains financé par l’ACDI […] et les résultats sont couverts par un journal financé par l’ACDI ».

Les auteurs Engler et Fenton offrent aussi de bonnes pistes de réflexion sur les motifs de l’intervention canadienne en Haïti en se penchant sur les entreprises canadiennes qui y font des affaires. Par exemple, la montréalaise Gildan Activewear, qui emploie 5000 personnes dans les manufactures de vêtement de Port-au-Prince et contrôle 40 % du marché américain du t-shirt, bénéficierait grandement de l’adoption du HERO Act, un accord qui exempterait les produits du textile haïtiens de droits de douane à leur entrée aux États-Unis. Aristide était vu comme un obstacle à l’adoption du HERO Act, tout comme sa décision de doubler le salaire minimum, peu avant son renversement.

Le livre affirme que « au moment de mettre sous presse, les compagnies minières canadiennes KWG et Ste-Geneviève Ressources étaient prêtes à exploiter un dépôt de cuivre estimé à 5 milliards de livres. Ces compagnies, en partenariat avec un homme d’affaire haïtien, auront aussi accès à un dépôt de 522 000 tonnes de minerai d’or. »

Toute invasion s’accompagne aussi automatiquement de contrats de « reconstruction » ou de développement. À la conférence des donateurs pour Haïti, tenue en juillet 2004 à Washington, 1,2 milliards $ en aide internationale ont été annoncés dont 180 $ millions venant du Canada. La firme d’ingénierie québécoise SNC-Lavalin, qui n’en est pas à son premier contrat en Haïti, est présentement très avancée dans ses négociations avec l’ACDI pour obtenir sa part du magot.