Les deux morts de mon grand-père

Mon premier portulan

Il semble que ma grand mère maternelle avait un don particulier pour choisir ses voisins de palier. Je me souviens de son appartement, rue Émery, qui était encore plus sombre que mon chez-moi de la rue Fabre. Il était situé à quelques pas du théâtre Saint-Denis et d’une bibliothèque hebdomadaire et circulante où les abonnés pouvaient louer des livres à peu de frais. Cela dit, la somme de dix cennes par « prêt » n’était pas tout à fait insignifiante quand le prix de vente des livres dépassait rarement un ou deux dollars.

La librairie Bergeron a fermé ses portes dans les années soixante, deux cents ans après l’ouverture de la première du genre, fondée en 1764, à la place du Marché de la haute ville de Québec, par un cousin éloigné, Louis Langlois dit Germain. N’aurions-nous qu’un point de famille en commun, ce serait le respect des livres tel qu’il est décrit exhaustivement dans le catalogue du Sieur Germain. Quiconque parmi nos souscripteurs aura brûlé ou barbouillé un livre de taches d’encre ou de graisse, déchiré quelques feuilles ou figures, écrit sur les feuilles blanches ou imprimées, le gardera et le remboursera. Le règlement est implacable. Au cas que le livre endommagé soit un volume de quelque œuvre composée de plusieurs, on sera obligé de prendre tous les volumes et de les payer au prix marqué dans le catalogue.

Je n’ai jamais vu ma grand-mère avec un livre dans ses mains, mais Bée et Vévette, mes deux tantes vieilles filles, lisaient pour trois. Ma grand mère avait sûrement déjà lu. Elle possédait une étagère avec une vitre bombée qui me fascinait parce qu’elle contenait une importante sélection de ces petits bouquins de poche, à couverture de toile blanche, de la collection Nelson. Un choix éclectique où l’on trouvait une profusion d’Alexandre Dumas, de La Reine Margot à Ange Pitou, en passant par Le Vicomte de Bragelonne, La Comtesse de Charny et Le Comte de Monte Cristo, où ma grand-mère avait sans doute trouvé le prénom inusité de ma mère, Mercedes, le Flaubert des Trois contes, le Tolstoï d’Anna Karénine, le Stendhal de La chartreuse de Parme et l’illustre émule de Tartarin de Tarascon, le Maurin des Maures de Jean Aicard.

Lorsque je lui ai demandé si je pouvais les lire, elle m’a répondu que j’étais trop jeune parce que c’étaient des livres à l’Index ! Dans son interprétation personnelle du droit canonique, la portée de l’interdit s’arrêtait le jour de mes seize ans. Pour ma grand-mère, si on était assez vieux pour obtenir un permis de se tuer au volant d’une auto, on l’était tout autant pour risquer son âme dans les pages d’un livre.

La famille de ma mère n’avait pas l’Église en grande estime. Lorsque saisi par le démon de la Tempérance, le curé de Thetford Mines s’est mis en frais d’imposer le régime sec à sa ville en sommant ses paroissiens de voter en faveur de la prohibition, mes grands-parents et leur progéniture eurent la surprise de s’entendre maudire du haut de la chaire jusqu’à la septième génération pour commerce infâme d’hôtellerie. Au jour d’aujourd’hui, il reste toujours trois générations à venir avant que la malédiction soit levée.

Les coups de gueule du Chiniqui de la Croix noire ont fait le vide autour de mon grand père. Son hôtel, sa fortune et sa réputation s’y sont engouffrés. En 1916, avec Montréal et Québec, il n’y avait plus que Saint-Hyacinthe et Valleyfield à refuser le régime sec. Deux ans plus tard, 92 % des municipalités québécoises carburaient au vin de messe et à l’eau bénite. D’où l’exode des maudits à Montréal. Ma mère, qui se souvenait parfois avec un brin de nostalgie des grooms qui la promenaient toute petite dans une voiture tirée par un poney, s’est trouvée plongée dans un tout autre destin. À l’âge de douze ans, elle travaillait déjà dans un atelier de chapeaux.

Mon grand-père ne semblait pas avoir laissé un souvenir impérissable. On m’avait dit qu’il était mort et je n’avais aucune raison d’en douter. Jusqu’au jour où – je devais bien avoir vingt ans – ma mère est revenue avec une voilette d’un salon funéraire. Elle s’était absentée sans nous dire où elle allait. Quelqu’un qu’on connaissait ? La réponse me fit l’effet d’une bombe. Mon père ! Mais sa fille ne semblait pas tant bouleversée par sa disparition qu’amusée par la situation.

Ma mère s’y était rendue avec ses sœurs. Quand le deuxième lit nous a vu arriver et s’agenouiller devant le corps, y ont dû penser qu’on s’était trompé de funérailles. Mais une fois nos adieux faits, on ne savait pus trop comment se comporter. Offrir nos condoléances à des inconnus alors qu’on était en droit d’en recevoir ? Leur annoncer que c’était notre père sans savoir s’ils étaient au courant ? C’est Bée qui a pris le taureau par les cornes. Y’a pas changé ! C’est incroyable comme y’a pas changé ! a-t-elle susurré à sa demi-famille ahurie. C’est comme si je l’avais vu la semaine dernière ! a surenchéri ma mère. Et ma tante Vévette a ajouté son grain de sel en demandant à la veuve si c’était bien elle qui avait choisi la cravate du défunt. Y m’semblait pourtant qu’y aimait pas les pois ! Une fois dans la rue, les sœurs ont pouffé de rire. On a ri à en avoir mal au ventre comme quand on était jeunes ! Aux larmes ! Je suis certaine qu’y nous en veut pas. Y a toujours eu l’œil pour le ridicule ou les belles femmes.

Bon vivant, volage et intempérant. J’aurais aimé le connaître. Mon grand-père avait quitté le foyer conjugal peu de temps après son arrivée dans la métropole. Perpétuellement entre deux vins, il poursuivait une vendetta hautement personnelle contre ceux qui l’avaient ruiné. Il passait ainsi d’une paroisse à l’autre pour offrir ses services comme accordeur et réparateur d’orgue. Beau parleur, il réussissait presque toujours à se faire payer d’avance pour des travaux qu’il n’effectuait jamais. Lorsqu’il avait des problèmes avec ses maîtresses, il avait l’habitude de retontir chez ma grand-mère aux petites heures du matin pour lui confier ses peines de cœur. Sa confidente involontaire en était souvent toute remuée pendant des jours.

Ça ne pouvait plus durer ! Ses filles ont pris la situation en main. Et la fois suivante, malgré l’heure tardive, elles ont rejoint leur père dans le salon pour lui faire entendre raison. Elles étaient toujours prêtes à le recevoir quand il était à jeun, mais il devait mettre fin à ses visites impromptues qui brisaient le cœur de leur mère. Passer des nuits blanches à les écouter pleurer mutuellement dans les bras l’un de l’autre, lui, de ses déboires amoureux et elle, de cette relation insensée, est un luxe dont elles n’ont pas les moyens. Elles doivent toutes trois quitter la maison très tôt pour se rendre au travail. C’est ce matin-là, avec la levée du jour que mon grand-père a accepté de faire le mort, en s’effaçant de la vie de ses filles, sans bruit ni fracas, avec une certaine élégance. Quant au fond de tristesse que j’ai toujours senti chez ma grand-mère, ce n’était pas celui d’une veuve comme je l’avais cru, mais le chagrin d’amour d’une femme abandonnée.

Sur la rue Émery, dans la lumière tamisée des lampes sur pied, avec la radio en sourdine, l’atmosphère créée dans le salon par mes deux tantes, assises dans leur fauteuil, la tête plongée dans un livre, était magique. Lors d’une ces soirées, je remarque que ma grand-mère s’est absentée. Je m’en étonne. Grand-maman n’est pas là ? Bée me répond qu’elle va revenir plus tard. Est partie garder les enfants de la voisine ! Du coup, je me sens trahi et abandonné. Un désarroi que ma tante perçoit et tente aussitôt d’apaiser en m’expliquant que le mari de la voisine était du genre à avoir besoin de sa femme à ses côtés à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.

C’est un peu nébuleux. Lorsqu’il lui passe un coup de fil, elle doit s’habiller, se coiffer, se maquiller et trouver une gardienne dans la demi-heure qui suit. Elle a donc demandé à ma grand-mère – sa voisine de palier – si elle ne pouvait pas garder ses enfants au pied levé dans ces occasions. Les deux appartements partagent la même galerie à l’arrière. Vous n’aurez qu’à venir jeter oune coup d’œil de temps à autre ! Les appels se produisent généralement en soirée. Les bambins sont déjà au lit !

Une fois ou deux, dans le hall d’entrée, j’ai croisé ce mystérieux voisin qui n’avait qu’à claquer des doigts pour que sa femme saute dans son manteau de fourrure. L’homme était une vraie carte de mode et tout sourire pour ma grand-mère. Beaucoup plus tard, j’ai appris qu’il s’agissait de Vic Cotroni.