C’était le 16 octobre sur le pont Jacques-Cartier

Jamais je ne saurai pourquoi on m’a emprisonné

C’est le 16 octobre vers 10 h que la police m’intercepte sur le pont Jacques-Cartier. Alors que la plupart des autres personnes emprisonnées ont été cueillies chez elles pendant la nuit, c’est grâce à mon numéro de plaque automobile qui a été communiqué aux policiers qu’ils me mettent aux arrêts sans savoir qui je suis. J’apprendrai plus tard que si on m’a épargné l’arrestation à la maison, toujours accompagnée d’une perquisition en profondeur, c’est que les policiers de la Police provinciale qui avaient l’ordre de venir chez moi ne l’ont pas fait et m’ont signalé comme absent; ils m’avaient bien connu et apprécié ma collaboration quand je pratiquais comme omnipraticien.

Dès après mon arrestation, je suis amené au quartier général de la Police provinciale, rue Parthenais, où je retrouve de nombreuses connaissances, mais également des inconnus arrêtés parce qu’ils se trouvaient chez quelqu’un de « la liste » ou pour d’autres motifs farfelus; on a ratissé très large.

À diverses reprises, j’essaie d’obtenir la permission de communiquer avec Solange : car comment peut-elle savoir où je suis, puisque personne d’autre que la police n’est au courant de mon arrestation? Toujours on me refuse cette permission; c’est pourquoi je me considère victime d’un kidnapping.

Mon incarcération se poursuivra pendant huit jours. Ma petite cellule n’a pas de porte mais est fermée par des barreaux de métal. L’aile où je suis détenu comprend 50 cellules, toutes remplies sauf deux par des « prisonniers politiques », fruits de la dernière rafle policière. Nous pouvons facilement communiquer entre nous, surtout avec les voisins, mais avec les autres aussi en haussant la voix, ce qui se passe souvent. Il se développe dans le groupe une grande solidarité – ceux qui avaient un peu d’argent à l’entrée et peuvent se permettre des achats à la cantine partagent avec les moins pourvus. Nous allons même jusqu’à faire une grève de la faim collective qui dure une trentaine d’heures.

Dès que j’ai en main un stylo et du papier, je décide de consigner heure après heure ce qui nous arrive. Je poursuis aussi mon travail pour le Mouvement de défense des prisonniers politiques québécois (MDPPQ) en dressant une liste des personnes arrêtées et des circonstances dans lesquelles cela s’est fait; comme j’ai appris qu’on me confisquerait probablement cette liste, je cherche un moyen de la cacher pour ensuite la sortir. En faisant l’inventaire de mes effets personnels, je découvre la cachette rêvée : il me reste quelques palettes de gomme; je déchire ma feuille en deux, plie ces parties de façon telle qu’elles prennent la forme d’une palette et les substitue, dans le papier d’emballage, à la gomme. Je referme soigneusement l’emballage. Il me reste dans mon enveloppe trois palettes qui paraissent bien semblables; une seule contient réellement de la gomme.

Jamais je ne saurai pourquoi on m’a emprisonné. Le vendredi 23 octobre en fin de soirée, après avoir été attentivement fouillé, je suis finalement libéré; on me donne mes effets personnels – y compris mon paquet de gomme ! – mais on retient ce que j’ai écrit; un policier me dit que je pourrai récupérer mes papiers dès demain. Je sors en même temps que Gérald Godin, avec qui j’ai le temps d’échanger quelques propos. Tous deux nous nous promettons d’utiliser notre liberté pour aider ceux qui restent encore prisonniers à recouvrer la leur. Dès que je suis dehors, je me précipite vers un téléphone public pour annoncer la bonne nouvelle à Solange; elle sait déjà depuis l’après-midi que je serai incessamment libéré. Je prends un taxi pour la maison – Solange a déjà récupéré la Renault 5 que j’avais laissée sur la rue – et bientôt nous nous retrouvons; nous réveillons les enfants qui sont contents de me retrouver même si ma barbe pique – je n’avais pas de barbe à l’époque et ne m’étais pas rasé en prison.

Dans les jours qui suivent, je fais beaucoup d’appels téléphoniques : des messages que ceux qui sont encore détenus m’ont demandé de transmettre à leur famille ou à leurs amis. J’ai ainsi l’occasion d’en rassurer plusieurs – à court terme. Car bientôt, je me rendrai compte qu’un des effets que je craignais de cette incarcération se réalise pleinement : nous sommes marqués au fer rouge, aux yeux de la population.

Après plusieurs appels au centre Parthenais, on me dit enfin, quatre jours après ma libération, que je peux récupérer mes papiers; on a sans doute photocopié tout ce que j’avais écrit, car les pages de mon cahier sont maintenant toutes détachées; mais j’avais pris soin de n’y rien écrire de compromettant pour qui que ce soit. Je me mets immédiatement à la tâche pour finaliser mon texte que je me propose de publier le plus rapidement possible; je crois en effet qu’il faut que la population connaisse la vérité. Mais dans le climat de terreur qui existe et avec toute la désinformation qui circule, il n’est pas facile d’agir. La Loi des mesures de guerre donne tous les pouvoirs aux forces policières, qui d’ailleurs ne sont pas seules à s’activer puisque l’armée canadienne a été appelée en renfort. La police use et abuse de son pouvoir : les perquisitions sans mandat se multiplient, le courrier de certaines personnes est censuré, des téléphones sont mis sur écoute, on retrouve à plusieurs endroits des micros cachés.

Par la force des circonstances, le MDPPQ devient le fer de lance de la résistance : de la défense des individus écrasés par le système judiciaire, nous passons à la défense de toute cette collectivité dont le pouvoir essaie de réfréner les élans émancipateurs par une utilisation abusive du système judiciaire. Nous entreprenons bientôt la distribution de brassards noirs que les gens portent pour manifester leur désapprobation devant la présence de l’armée au Québec.

Le 2 décembre, à l’occasion du lancement du livre que j’ai pu terminer en un temps record, nous organisons à l’Université de Montréal une soirée qui permet à plus de 500 personnes d’entendre de vive voix les témoignages de plusieurs victimes de la Loi des mesures de guerre. Nous créons partout au Québec des comités locaux pour regrouper les victimes de cette loi. J’ai l’occasion de prononcer plusieurs conférences au Québec et même ailleurs au Canada pour expliquer ce que nous vivons.

[…]

Pour ma part, c’est au sein même du Parti Québécois que mon statut d’ex-prisonnier politique me nuit le plus. Quand à la fin du mois de février 1971 je décide de me présenter, lors du Conseil national du Parti, à un poste de conseiller à l’exécutif national, je découvre vite que les autorités du Parti ne veulent absolument pas me voir élu. Je pose ma candidature en même temps que Pierre Bourgault; tous deux, nous sommes perçus et bien identifiés comme des « radicaux ». Pour ma part, j’aspire à ce poste parce que je souhaite ardemment que le Parti s’engage résolument dans une transformation profonde du Québec.

On fait tout pour empêcher notre élection; la semaine précédant le congrès, une rumeur circule comme quoi il y aurait un « espion » parmi les candidats. Le jour de l’élection, nos deux noms sont associés à cette rumeur; le Dimanche-Matin de ce jour mentionne que l’espion a été candidat aux dernières élections; je suggère à M. Parizeau et plus tard au président du congrès d’au moins dire que l’espion sur lequel le Parti possède un dossier n’assiste pas au congrès; mais on ne juge pas nécessaire de le faire. Même M. Lévesque met en garde les congressistes contre ceux qui « flirtent avec la violence ». Finalement, le congrès coupe la poire en deux en élisant un seul des deux « radicaux », soit Pierre Bourgault.

Non, je n’accepte pas, autobiographie, tome I (1937-1979)

Serge Mongeau, Écosociété, 2005