Les soldats ne sont pas entraînés pour la paix

Le stress des bons gars

Le 14 octobre dernier, le gouvernement canadien annonçait le déploiement, pour une seconde fois cette année (la quatrième depuis sa création en 1996!), de sa force d’intervention humanitaire de luxe, la DART. Pour plus de 10 millions $, celle-ci assurera un soutien direct aux populations du Cachemire affectées par le dernier tremblement de terre de la région himalayenne. Pour le gouvernement fédéral et la Défense nationale, il s’agit d’une opportunité d’intervention rapide, d’une expertise multidisciplinaire et, surtout, d’une nouvelle occasion de visibilité pour le Canada.

Une fois de plus, on fait battre au vent l’image d’un pays pacifique, empathique, prêt à aider, de son « armée gentille », inoffensive, prête à intervenir partout dans le monde pour secourir la veuve et l’orphelin. Une vision remise en question par Luc Côté, qui présente actuellement son dernier film, Opération Retour. En effet, donnant la parole à de jeunes vétérans, ce film dévoile une réalité troublante qui brise le mythe de « l’armée de bons gars ». En mission, les soldats vivent au contact d’un monde surréel et reviennent avec de profondes blessures psychologiques. « On nous entraîne à encaisser et à continuer, dit le lieutenant-colonel Grenier dans le film. Finalement, nos forces sont peut-être un tampon par rapport à la population [canadienne] ».

Depuis les années 1990, les Forces armées canadiennes sont sans cesse sur le qui-vive. Déploiement sur déploiement, elles mènent leurs hommes dans tous les théâtres de la planète. Pour Luc Côté, une nouvelle réflexion s’impose désormais. « On ne sait pas ce que ça veut dire une mission de paix. […] Est-ce que notre gouvernement nous entraîne dans toutes sortes de missions, parce qu’il n’est pas capable de dire non ? C’est notre monde qui en souffre. Dans les années 1990, on a réduit les effectifs et on a augmenté les déploiements. Alors à un moment donné, les gars sont épuisés, mais ne sont plus capables de récupérer. Et c’est là que le stress naît. Mais notre gouvernement continue de s’engager dans toutes sortes de missions pour l’image du Canada ».

Fruit de deux ans de travail, qui l’ont mené jusqu’en Afghanistan, Opération Retour fait le point sur la « génération perdue des années 1990 », cette jeune génération de vétérans qui, revenus de Bosnie, de Somalie, d’Haïti, du Rwanda ou du Cambodge, par exemple, ont développé le syndrome de stress post-traumatique (SSPT) et furent abandonnés à eux-mêmes, faute de soutien et d’une culture réceptive dans l’armée ou chez les Anciens combattants. Connus depuis toujours, les troubles psychologiques dus au stress opérationnel n’intéressent les armées que depuis quelques années. Aux États-Unis, c’est particulièrement le retour des jeunes stigmatisés du Viêt-Nam qui a forcé les autorités à s’y intéresser.

Au Canada, l’idée est encore toute jeune. Après avoir servi dans des missions sur de nombreux théâtres d’opérations, le lieutenant-colonel Grenier a souffert de SSPT au retour du Rwanda, en 1995. Face au manque de soutien offert par les Forces, il a mis sur pied un organisme d’aide pour les soldats revenant de mission. Fondé en 2001, OSISS (Operationnal Stress Injury Social Support) s’applique à « offrir un soutien social [aux soldats], lorsque le soutien social naturel n’existe plus, à cause de l’effet d’isolement ». Cet isolement, dû une à culture de déni et de rejet de la « lâcheté », affecterait des centaines de vétérans, qui souffrent en silence. « Au niveau psychologique, il est très difficile d’immuniser un [individu] aux impacts qu’ont des atrocités humaines et au traumatisme qu’il va vivre. […] Ce sont les séquelles subséquentes qui sont difficiles à gérer. » On estime effectivement qu’entre 15 et 20 % des effectifs de l’armée canadienne qui ont servi à l’étranger sont atteints du SSPT. Se traduisant en cauchemars, dysfonctionnement social, agoraphobie, désordres psychiques et autres problèmes incapacitants, le SSPT serait causé par l’exposition à des situations stressantes, à des horreurs, ou à un choc psychologique intense ou très long. Pour Luc Côté, la prédisposition au SSPT chez les soldats a une origine claire. « Ils sont bien plus entraînés pour la guerre que pour les missions de paix ! »

Par contre, un rapport d’étude publié dans le New England Journal of Medecine du 1er juillet 2004 suggère que plus la situation de déploiement est dangereuse, plus les risques de développer le SSPT sont élevés. Suivant 3670 soldats et marines américains dans les quatre mois de leur retour d’Irak et d’Afghanistan, celle-ci révèle de façon nette que les soldats déployés sont atteints de SSPT en plus grand nombre qu’en « temps normal ». C’est en quelque sorte le portrait de la « lutte au terrorisme » que trace cette étude. Ainsi, l’intervention en Afghanistan augmenterait de 125 %, et l’action en Irak de 245 à 260 % le nombre de cas de SSPT dans les troupes américaines, comparativement à la situation qui prévalait avant leur déploiement.

Avertissant les Canadiens de se préparer au pire lorsque 1400 « bons gars » supplémentaires iront enterrer leur naïveté dans les sables afghans dès février prochain, le ministre Bill Graham et le chef d’État-Major des Forces armées canadiennes, Rick Hillier, confirment que le Canada passera d’une mission de « maintien de la paix » à une lutte ouverte au « terrorisme », et que des cercueils unifoliés traverseront le monde dans les prochaines années. Toutefois, si l’on en croit les considérations précédentes, ils oublient de préciser qu’avec ces bières made in Kandahar, reviendront probablement dysfonctionnels et traumatisés de 19 à 25 % de ces « bons gars ».

Avec son film, Luc Côté souhaite avant tout briser l’isolement des vétérans post-traumatisés, laissés pour compte d’un orgueil national. Toutefois, il espère amorcer une profonde réflexion au sein de la population et des forces politiques. « On souhaite qu’il y ait un débat de fond, un débat de société sur le rôle de l’armée, sur le rôle des missions dans lesquelles le Canada s’engage ». Même son de cloche de la part du lieutenant-colonel Grenier. « Ces sacrifices-là doivent être compris avant de commettre nos Forces dans une mission à l’étranger. Je ne suis pas convaincu qu’on comprenne exactement le coût complet de ces missions-là. On peut calculer le coût monétaire. Mais le coût sur la société et le coût sur la psychologie de nos soldats doivent être calculés également ».