En 15 ans, 10 000 fermes ont disparu du Québec

Une logique qui pollénise par le vent

Dans le cadre de la huitième édition des Rencontres internationales du documentaire de Montréal, la réalisatrice Ève Lamont a lancé le 16 novembre dernier un long métrage documentaire, Pas de pays sans paysans.

L’agriculture n’est plus ce qu’elle était. Ici au Québec et ailleurs, le milieu rural s’est radicalement métamorphosé depuis une cinquantaine d’années. Mécanisation de la machinerie agricole, développement de nouvelles semences et nouvelles techniques d’élevage, rationalisation et organisation d’un système de gestion de l’offre et de la demande, tout cela a pu conduire à résoudre l’un des problèmes les plus fondamentaux auquels l’humanité avait jusqu’ici été confrontée, celui de la rareté alimentaire. L’Occident nage aujourd’hui dans l’opulence alimentaire. Mais cet accroissement des rendements agricoles n’a pas été sans prix, celui d’un dépérissement généralisé de la qualité de ce qui se trouve aujourd’hui dans nos assiettes.

C’est cette transformation de l’agriculture en une activité « industrielle », et ses effets sur la qualité de ce que nous mangeons, que veut dénoncer ce documentaire engagé. Allant à la rencontre de paysans bretons et français, d’agriculteurs vermontois, de fermiers des prairies canadiennes et de cultivateurs québécois, Ève Lamont montre que cette mutation productiviste de l’agriculture a pour origine une emprise grandissante des multinationales agroalimentaires sur les milieux agricoles.

La célèbre bataille qui opposa la multinationale Monsanto au fermier de la Saskatchewan Percy Schmeiser illustre bien ce phénomène. Le fermier avait été reconnu coupable par la Cour suprême du Canada de violation de droits de brevet pour cause d’« utilisation » de semences portant le sceau de la multinationale, qui se sont malgré lui retrouvées dans son champ par « voie de pollinisation par le vent ».

À l’échelle planétaire, le marché de la semence est aujourd’hui contrôlé par quelques oligopoles – Monsanto, Aventis CropScience, Syngenta et autres – de plus en plus puissants, qui déploient des stratégies de plus en plus sophistiquées afin de satisfaire leur recherche de profits.

Ève Lamont expose comment cette « industrialisation » de l’agriculture a aussi conduit à une concentration inégalée. En 15 ans seulement, 10 000 fermes ont disparu au Québec. Il n’en reste désormais plus que 30 000. Devenus « producteurs agricoles », ceux qui travaillent aujourd’hui la terre au Québec, et ailleurs en Occident, sont de moins en moins nombreux, mais de plus en plus imposants. Grossir ou périr, tel est aujourd’hui le mot d’ordre des agriculteurs.

Cette transformation du monde agricole a-t-elle été pour le mieux ? Si, sans conteste, elle a pu conduire à une hausse des rendements agricoles et à une baisse des prix des aliments, de nombreux agriculteurs doutent que tout cela ait été véritablement à leur avantage, de même qu’à celui des consommateurs. Pour le paysan breton interrogé par la documentariste, point de doute que « nous nous sommes tous fait avoir ! Nous, paysans, qui croyions travailler moins, devons aujourd’hui travailler plus, nous qui souhaitions par là produire mieux, le faisons désormais au détriment de l’environnement et bien souvent au détriment de nos propres troupeaux, et nous qui espérerions gagner plus, touchons aujourd’hui moins. »

Les consommateurs peuvent certes se réjouir d’une abondance d’aliments peu chers, mais trop souvent d’une qualité contestable, voire, dans certains cas, qui peuvent présenter des risques pour la santé. Tous ces changements n’ont été qu’à l’avantage des compagnies, qui ont trouvé dans l’agriculture un marché rentable.

Cette situation appelle des solutions. Un retour à un mode « traditionnel » d’agriculture prend forme. C’est ce second aspect de la question agricole qu’explore le documentaire Pas de pays sans paysans. L’agriculture est plus qu’une affaire de production, de rendement et de compétitivité, car elle est un rapport au monde – qui se distingue grandement de celui, urbain, qui domine aujourd’hui nos sociétés – et un mode de vie menacé qu’il faut préserver.

Le documentaire nous fait alors découvrir ceux, qui, ici et ailleurs, travaillent à produire mieux, des aliments plus sains, suivant des méthodes plus respectueuses de l’environnement et des animaux. Nous allons alors à la rencontre d’une « cultivatrice » maraîchère biologique de La Naudière – qui refuse précisément le titre de « productrice » agricole, de même qu’elle ne se reconnaît pas être à la tête d’une « entreprise » agricole – d’un viticulteur du Languedoc-Roussillon qui cultive fièrement ses vignes sans pesticides et d’un producteur laitier biologique roquefortais qui refuse de désinfecter quotidiennement ses trayeuses, puisque seul un simple nettoyage peu garantir un équilibre de la flore microbienne, essentiel à la préservation de la qualité de son lait.

Le propos de ce documentaire est des plus persuasifs. Nul doute que ce document engagé saura contribuer tel qu’il se le propose à une plus grande prise de conscience de l’importance de la question agricole par notre société. On ne peut toutefois s’empêcher d’y reprocher la trop grande dispersion des sujets traités. Si, bien sûr, la question de l’utilisation massive des organismes génétiquement modifiés (OGM) par les agriculteurs d’aujourd’hui illustre avec clarté l’emprise de la logique marchande sur l’agriculture, et que cette logique est celle que promeuvent les multinationales agricoles, de même qu’il va sans dire que l’agriculture biologique est une bonne chose pour l’environnement ; encore, pour bien présenter la logique qui préside à ces différents phénomènes, il faut une ligne directrice claire, qui malheureusement fait ici défaut. D’un sujet à l’autre, Pas de pays sans paysans déploie de trop nombreux va-et-vient entre les sujets, qu’un montage plus serré aurait certainement pu éviter.

On ne saurait évidemment critiquer son parti pris, car c’est bien ce qui lui assure toute sa pertinence, mais on est forcé de lui reprocher d’avoir insuffisamment exposé et décrit les rouages et les mécanismes du système productiviste actuel. La critique déployée en ce sens dans ce documentaire contre le système de gestion de l’offre de lait au Québec, celle qui attribue à tous les producteurs laitiers québécois un « quota » à produire et dont la gestion revient à l’UPA, manque manifestement de vigueur, tant la complexité de ce système échappe à quiconque n’est pas familier avec celui-ci. Si ce système a pour effet incontestable de favoriser les gros « producteurs », encore aurait-il été profitable d’en bien montrer comment.

Malgré ces quelques réserves, Pas de pays sans paysans est un documentaire coup de poing sur un sujet qui, trop longtemps, sera resté, ici au Québec, sans voix.