La vitalité de l’anglais a progressé depuis 1971

Malgré une augmentation apparente du français

Dans le cadre des Jeudis de la langue de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, le 24 novembre dernier, Charles Castonguay donnait une conférence intitulée La force d’attraction réelle du français au Québec. Ce professeur de mathématiques et de statistique à l’Université d’Ottawa a tracé un bilan des études qu’il a effectuées pour l’Office québécois de la langue française (OQLF) en 2005, ainsi que de sa plus récente analyse qui vient tout juste de paraître dans L’annuaire du Québec 2006. Il donne un portrait précis de la proportion de substitutions linguistiques en faveur du français et de l’anglais qui ont été effectivement réalisées sur le territoire québécois entre les recensements de 1971 et 2001.

Les termes « transfert » ou « substitution » linguistique sont employés lorsqu’un individu adopte comme langue d’usage à la maison une langue autre que sa langue maternelle. Le processus de substitution linguistique se fait généralement de façon très lente au fil des générations.

Le pouvoir d’attraction du français se reflète également dans son usage dans divers milieux comme celui de l’éducation, du travail ou dans les communications publiques. Toutefois, ces dimensions du comportement linguistique n’ont pas été évaluées systématiquement de façon à pouvoir en déterminer l’évolution, comme c’est le cas pour la langue d’usage évaluée lors des recensements. De plus, les indicateurs, tels que celui de la langue d’usage public développés par le Conseil supérieur de la langue française, ne permettent pas de mesurer précisément la force d’attraction du français en tant que langue commune ou de communication interlinguistique.

De plus, pour évaluer la force d’attraction réelle du français, il faut tenir compte de l’impact des facteurs dits extralinguistiques, comme les phénomènes migratoires et les taux de natalité ou de mortalité. Par exemple, avec l’immigration, l’augmentation de la proportion des allophones est un phénomène qui se produit dans à peu près toutes les grandes métropoles occidentales. Mais, dans la plupart des cas, cela n’occasionne pas de difficultés d’intégration linguistique, car la presque totalité des transferts linguistiques se font vers la langue de la majorité. Dans le reste du Canada, par exemple, 99,3 % des transferts linguistiques se font vers l’anglais.

Certains auteurs ont tenté de présenter un portrait jovialiste de la situation du français au Québec en omettant de prendre en compte l’influence des facteurs extra-linguistiques. Par exemple, il y a eu depuis les trente dernières une légère augmentation du français langue d’usage à la maison dans l’ensemble du Québec. Mais, comme l’a démontré le chercheur Pierre Serré, cette légère augmentation observée est principalement tributaire de l’« exode » des anglophones vers les autres provinces. Si cette migration négative anglophone ne s’était pas produite (350 000 personnes depuis 1966 sur une population totale de 761 000 en 1991), l’effectif francophone (de toutes origines) dans l’ensemble du Québec serait déjà passé sous le seuil des 80 % (80,8 % en 1971, 77,7 % en 1991).

Parallèlement, Charles Castonguay observe un taux apparent de substitutions linguistiques des allophones vers le français qui est passé de 27,7 % par rapport à l’anglais en 1971, à 45,2 % en 2001. Le solde apparent des substitutions linguistiques vers le français est passé de 0 en 1971 (en tenant compte des transferts des francophones vers l’anglais) à 110 000 en 2001. Dans cette même période, le solde apparent de substitution vers l’anglais passe de 95 000 à 150 000. À première vue, le français semble donc avoir recruté deux fois plus de nouveaux locuteurs (110 000) que l’anglais (55 000).

Mais après avoir déduit l’impact des facteurs extralinguistiques, M. Castonguay conclut que la force d’attraction réelle du français a moins progressé que celle de l’anglais. Voici comment.

D’une part, les modifications apportées aux questionnaires (changement de l’ordre des questions, etc.) lors des recensements de 1991 et 2001 ont faussé la comparaison des données en réduisant de façon draconienne le degré apparent d’anglicisation des francophones et en augmentant artificiellement la part du français dans les substitutions linguistiques des allophones.

Deuxièmement, une bonne partie des gains du français sont imputables à un changement dans la sélection des immigrants plutôt qu’aux politiques linguistiques. À partir des années 1970, le Québec accueille majoritairement des francotropes, c’est-à-dire des ressortissants de pays jadis sous influence française (Haïti, Indochine, Maghreb, Liban) ou des personnes de langue maternelle latine (espagnol, portugais, roumain), tous davantage portés vers le français que l’anglais. Selon les données recueillies, dans le cas des francotropes, la majorité des substitutions de la langue d’origine en faveur du français auraient été réalisées avant l’arrivée au Québec.

Troisièmement, les immigrés allophones anglicisés sont plus portés que les francisés à quitter le Québec pour migrer ailleurs au Canada. Le mathématicien Charles Castonguay constate que ce tamisage migratoire interprovincial a évidemment pour effet de hausser artificiellement le taux de francisation relative parmi les immigrés qui résident encore au Québec.

En outre, il faut tenir compte des décès parmi les générations des allophones anglicisés arrivés au Québec il y a 30 ans alors que les immigrants étaient surtout des anglotropes.

Après avoir déduit mathématiquement l’effet de ces facteurs, le prof Castonguay n’observe qu’un gain de 30 000 transferts linguistiques vers le français de 1971 à 2001, comparativement à 75 000 nouveaux transferts vers l’anglais. C’est pourquoi l’étude de l’OQLF intitulée « Les indicateurs généraux de la vitalité des langues au Québec : comparabilité et tendances 1971-2001 » conclut que, pour cette période, « en chiffres absolus tout comme en chiffres relatifs, la vitalité générale de l’anglais a progressé davantage au Québec que celle du français. »

En somme, l’analyse rigoureuse des données du recensement corrobore que les nombreux affaiblissements de la loi 101 ont grandement affaibli ses effets. Dès le départ, la Charte a été adoptée avec de lourds compromis, par exemple en ne balisant pas le bilinguisme institutionnel dans les services publics aux individus ou le financement des institutions d’éducation en anglais, comme cela se fait dans le reste du Canada à l’égard des francophones, notamment en limitant les services « là où le nombre le justifie ». Ne compter que sur des mesures visant à influencer les facteurs extralinguistiques pour assurer l’avenir du français reviendrait à tenter de remplir — en vain et à grands frais — un seau percé.