Le coup de foudre de Harper pour un livre de Brimelow

Dis-moi qui tu lis, je te dirai qui tu es

Les journaux nous apprennent ces jours-ci que le chef du Parti conservateur, Stephen Harper, est un disciple de Peter Brimelow, l’auteur de The Patriot Game, Canada and the Canadian Question Revisited. Lors de la parution du livre en 1986, Harper en aimait tellement le contenu qu’il en aurait acheté des dizaines d’exemplaires pour le faire lire à ses associés.

Qui est Peter Brimelow ? Que raconte The Patriot Game ? L’aut’journal s’est intéressé à ce personnage, ami de Conrad Black, qui proposait une vision pour le moins originale à l’époque de l’avenir de l’Amérique du Nord, c’est-à-dire l’intégration du Canada aux États-Unis et la partition du Québec. Nous republions ci-dessous l’article paru à l’époque dans les pages de l’aut’journal (no. 78, octobre 1989)

Peter Brimelow est le senior editor de Forbes, le magazine new-yorkais le plus à droite des magazines d’affaires américains, et il signe une chronique dans le Financial Post de Toronto.

Dans un article du Financial Post publié en 1989 et intitulé « It’s not too late for Quebec’s francophones », Brimelow affirme qu’ « il devrait être évident pour tous, exception faite de ceux qui sont submergés dans le marais fédéral que le Québec est en train de quitter le Canada » et que « la différence entre le Parti libéral du Québec et le Parti Québécois est purement technique ».

« Tout cela, selon Brimelow, constitue incontestablement une tragédie pour les anglophones du Québec », mais cette tragédie n’est pas encore, selon lui, complétée. Il serait encore temps pour les anglophones de se réserver une place dans le futur État québécois. Mais, pour ce faire, ils doivent se doter de leurs propres partis politiques. Peut-être, ajoute-t-il, les Partis Égalité et Unité.

« Parce que les anglophones sont trop peu nombreux pour menacer le contrôle des francophones sur l’État québécois, ils pourraient s’allier à l’une ou l’autre des fractions qui formeront la majorité », ajoute-t-il. Mais ils doivent négocier cette alliance. Quel prix peuvent-ils en tirer ? Ils ne peuvent sans doute pas empêcher l’indépendance de se réaliser, ni obtenir leur propre Quebec West Province dans un Québec indépendant, mais ils pourraient faire une alliance avec le Parti Québécois, acceptant l’indépendance en échange d’une autonomie régionale ou, tout au moins, conserver leurs institutions telles l’Université McGill.

La thèse principale de Brimelow dans ce livre est que le Canada n’existe pas en tant que nation propre. Le Canada n’est, selon lui, qu’une entité géographique. Deuxième thèse : le Québec émerge en tant que véritable État-Nation.

Pour Brimelow, le Canada bilingue de Trudeau est un échec. Les Canadiens anglais bilingues ne sont pas plus biculturels qu’avant, ils ne s’intéressent pas plus qu’avant aux aspirations du Québec. En apprenant le français, pour le petit nombre qui l’ont fait, ils ont tout simplement appris une langue étrangère.

Mais n’allez pas croire que Brimelow dit cela par sympathie pour le Québec. Au contraire, reprenant la thèse du French Power, il affirme que, par suite des politiques de Trudeau, basées selon lui sur les concessions faites au Québec, ce sont les anglophones qui sont aujourd’hui colonisés au Canada ! Et le gouvernement Mulroney ne ferait que perpétuer cet état de fait. « Le gouvernement Mulroney, c’est l’été indien du French Power », écrit-il.

Les politiques de Trudeau qu’il résume dans quatre « ismes » (bilinguisme, socialisme, centralisme et nationalisme) sont balayées par les changements démographiques. L’Ouest est aujourd’hui plus populeux que le Québec.

Selon Brimelow, le Canada fait partie de la grande nation nord-américaine anglo-saxonne. Elle n’en est qu’une section distincte, comme le sont le Sud et le Mid-West américains. Selon lui, les anglophones des différentes régions du Canada, de l’Ouest, des Maritimes auraient plus de choses en commun avec les États-uniens des mêmes régions qu’entre eux.

Américains et Canadiens auront encore plus de choses en commun lorsque ces derniers se seront départis de l’influence colonisatrice que les francophones du Québec ont exercé sur eux, c’est-à-dire le goût marqué pour l’interventionnisme de l’État et une certaine « éthique » gouvernementale (le « patronage »).

Le chauvinisme de Brimelow à l’égard du Québec ne l’empêche cependant pas de reconnaître que le Québec forme une nation qui se dotera bientôt de son propre État. Pour lui, cette évolution est même souhaitable parce qu’elle va permettre, dans ce Québec où la bureaucratie a remplacé l’Église catholique, de faire remonter à la surface le vieux fonds réactionnaire qui caractérisait le Québec d’avant 1960.

Le Canada va éclater, cela ne fait aucun doute dans son esprit. Et tout cela va être bénéfique pour les États-Unis. Finies les politiques énergétiques nationalistes comme la NEP de Trudeau et l’Agence de tamisage des investissements.

Quant au Québec, il pourra se concentrer sur l’exportation d’électricité vers les États du Nord-Est des États-Unis, son marché naturel. Tout cela, reconnaît-il, est bon pour les États-Unis.

Passant en revue l’histoire du Canada, Brimelow déclare que ce qui l’étonne, ce ne sont pas les crises, mais le fait que les « deux solitudes » aient pu vivre paisiblement ensemble si longtemps.

Mais s’il n’en tenait qu’à lui, cette « vie paisible » pourrait rapidement prendre fin car, autre sujet d’étonnement pour lui, est le fait que le Québec n’ait pas eu recours au terrorisme depuis 1970. « Pourtant, dit-il, le terrorisme fonctionne ». Il polarise les communautés et fait monter le prix du statu quo. « Au Québec, en ce moment, ce serait pousser une porte déjà entrouverte », ajoute-t-il dans ce qui est une véritable provocation.

Brimelow, on le voit, ne recule devant rien pour la réalisation de son objectif, soit le démantèlement du Canada et son intégration au sein des États-Unis, quitte à ce qu’il demeure un Québec tronqué, partitionné sur le modèle de l’Irlande.

Bien qu’il se prononce en faveur de l’indépendance du Québec, n’allez surtout pas croire que Brimelow va abandonner à leur sort, c’est-à-dire à la majorité francophone, les « pôvres » anglophones du Québec.

Il s’empresse de leur rappeler que les projets de partition n’ont pas manqué au Canada depuis la Conquête britannique. Il rappelle qu’après les Rébellions de 1837-1838, le gouverneur du Haut-Canada, Sir Francis Bonehead, avait proposé à la place de l’Union des deux Canada que Montréal soit tout simplement annexé au Haut-Canada.

Plus près de nous, il rappelle que l’historien Donald Creighton, dans un article publié dans le Maclean en 1980, proposait que, dans l’éventualité de l’indépendance du Québec, le Canada récupère la Terre de Rupert et conserve la rive sud du Saint-Laurent comme corridor pour relier les Maritimes à l’Ontario. Il leur remémore aussi le livre de William Shaw, l’ancien député de l’Union nationale, intitulé Partition, Dans ce livre, Shaw propose le dépeçage pur et simple du Québec et la création d’une onzième province anglophone au Québec.

Mais la référence classique, c’est bien entendu l’Irlande. D’ailleurs, le titre de son livre, The Patriot Game, fait référence à une chanson irlandaise bien connue et est donc lourd de sous-entendus.

Brimelow presse les anglophones du Québec d’agir et de prendre modèle sur les Protestants de l’Ulster. « Les Protestants de l’Ulster, écrit-il, qui forment une communauté d’à peu près la même importance numérique que les anglophones du Québec, ont répondu avec une remarquable énergie politique à chaque fois qu’ils ont senti leur existence menacée, accouchant d’une série de leaders, d’organisations et de tactiques qui, peu importe ce qu’on peut en dire, sont indéniablement très larges. Par contre, à cette heure avancée de leur existence collective, les anglophones du Québec n’ont pas encore un parti politique pour défendre leurs intérêts. »

Brimelow explique l’inaction des anglophones du Québec par le fait que, pendant trop longtemps, ils ne se sont pas perçus comme une minorité menacée, mais se voyaient plutôt comme faisant partie de la majorité anglo-saxonne de l’Amérique du nord. Depuis quelques années, Alliance Quebec a « corrigé » cette impression et il faut peut-être se demander si le Equality Party, le parti politique que les anglophones du Québec viennent de se donner « pour défendre leurs intérêts » prendra modèle sur les « tactiques très larges » des Protestants de l’Ulster.

Voilà ce que nous écrivions en 1989. Depuis, l’histoire nous a appris que Stephen Harper et le Reform Party ont été les premiers à mettre de l’avant des plans pour la partition du Québec et que le parti politique des anglophones du Québec « pour défendre leurs intérêts » était non pas le Equality Party mais le Parti Libéral du Canada qui a utilisé des « tactiques très larges » comme nous l’ont révélé la Commission Gomery et le livre de Normand Lester et Robin Philpot sur Option Canada.