Les Boliviens votent pour un président indigène

L’oncle Sam craint comme la peste l’effet Morales

Le 18 décembre dernier, dans une proportion (54 % des voix) dépassant tous les sondages et toutes les espérances, la population bolivienne choisissait le Mouvement vers le Socialisme (MAS, en espagnol) et son chef Evo Morales pour gouverner le pays.

Pour la première fois en plus d’un demi-siècle, un candidat présidentiel était élu dès le premier tour. Depuis 1952, les partis politiques de droite se ressemblaient tellement qu’aucun d’entre eux n’avait obtenu plus de 34 % des suffrages lors de ce premier tour.

Les électeurs ont répliqué à une campagne médiatique immense dirigée contre Morales et à l’exclusion « pour des raisons techniques » de près d’un million d’électeurs indigènes des listes électorales en allant voter massivement. Le taux de participation de 84,5 % est en soi une première.

Le MAS obtient près de deux fois plus de votes que les 28,6 % de la coalition de droite Pouvoir démocratique et social (PODEMOS), de l’ancien président Jorge Quiroga.

Le nouveau président – Indien Aymara et défenseur des cultivateurs de coca – remporte même une majorité à la Chambre des députés. Le Sénat reste dominé par la droite de même que les tout nouveaux postes de gouverneurs des neuf régions du pays.

Aussitôt élu, Morales annonçait que le premier geste qu’il va poser après son investiture, le 22 janvier, sera d’annuler le décret 21060 qui, en 1985, faisait de la Bolivie le premier pays d’Amérique latine à adopter une politique officielle de libre marché et de privatisations.

Si Morales remplace le décret par la politique économique que réclame une population bolivienne très politisée et très organisée, il pourrait bien obtenir les mêmes succès que Hugo Chavez, au Venezuela.

Depuis la « guerre de l’eau » qui, en 2000, avait expulsé la multinationale états-unienne Bechtel de Cochabamba et, même si les priorités varient selon les secteurs de la population, les demandes de cette dernière sont claires et ne bronchent pas : nationalisation des ressources naturelles, en particulier du gaz et du pétrole mais aussi de l’eau, de la bio-diversité et des ressources minières ; élection d’une assemblée constituante pour « refonder le pays » en supprimant le modèle néo-libéral de même que l’état colonial qui exclut les indigènes (65 % à 70 % de la population) de la vie politique et économique du pays : réforme agraire ; adhésion au Mercosur et aux projets d’intégration latino-américaine ; revalorisation des langues et de la culture indigènes et fin de l’éradication sous supervision états-unienne de la culture millénaire de la coca.

Les syndicats, (Fédération des travailleurs miniers de Bolivie, Centrale ouvrière bolivienne (COB) et Centrale ouvrière régionale (COR) en tête), le Mouvement indigène Pachakuti et surtout les fédérations de comités de quartier (dont celles d’El Alto, Oruro et Santa Cruz sont les plus célèbres) appuient le MAS mais de façon très critique.

Les fédérations de comités d’habitants périurbains sont très importantes en Bolivie où elles existent parfois depuis plus de vingt ans. Devant le désengagement de l’État, elles ont créé des formes de gestion autonomes pour doter les populations pauvres de services comme l’eau, l’électricité, le gaz, la collecte des ordures et l’élimination des déchets.

Elles ont mené les explosions sociales qui ont éjecté les présidents Gonzalo Sanchez de Losada (2003) et Carlos Mesa (2005). Regroupées depuis l’an dernier dans le Front national de défense de l’eau et des services de base et de la vie, elles craignent leur récupération par l’État.

Le nouveau gouvernement « indigène » aura absolument besoin d’elles pour affronter la droite bolivienne qui, même sans appuis populaires, pourra contrôler le Sénat et les régions.

L’oligarchie jouera sans doute la carte des éléments séparatistes des provinces plus riches de Santa Cruz et Tarija où existeraient des milices qui pourraient être en mesure de déstabiliser le pays surtout si l’Oncle Sam se montre généreux dans les coulisses.

Ce dernier craint comme la peste l’onde tellurique de cette élection chez les 40 millions d’indigènes d’Amérique latine, surtout chez ses fragiles alliés de l’Équateur, du Pérou et du Paraguay, mais aussi en Colombie, au Guatemala et au Mexique.

Les pays dont les multinationales sont installées en Bolivie exerceront aussi toutes sortes de pressions sur le MAS. Et, là, selon le journaliste uruguayen Raul Zibechi, l’ennemi risque de ne pas être celui qu’on attend, puisque, loin devant les États-Unis et certains pays européens (Grande-Bretagne, Espagne, France), le Brésil est celui qui a le plus d’intérêts à défendre en Bolivie.

Pendant les crises de 2003 et 2005, le conseiller de Lula, Marco Aurelio Garcia, s’était rendu dans le pays pour s’assurer que le chaos qui régnait n’interromprait pas les transports de gaz vers le Brésil.

« Ce flux, dit Raul Zibechi, est vital pour une industrie comme celle de Sao Paolo, cœur de la production nationale, qui dépend à 30 % du gaz bolivien. »

Personne ne sait comment réagira ce Brésil, gouverné par un parti officiellement de gauche, mais qui respecte les entreprises privées, paie rigoureusement sa dette extérieure, pratique la politique fiscale du FMI et envoie des troupes en Haïti appuyer un gouvernement non élu, fruit d’une intervention états-unienne contre un gouvernement élu.

Pour l’instant, les tout premiers pas d’Evo Morales sont loin d’impressionner les leaders populaires. Malgré un premier voyage à l’étranger consacré à Cuba, Morales s’est surtout employé à établir des contacts de « gouvernabilité » à droite et à gauche.

Et le premier faux grave est arrivé. Pour rassurer l’oligarchie, le nouveau président a levé la suspension de l’offre aux enchères du Mutun, l’un des plus grands gisements de fer au monde, situé dans l’est bolivien. Cette suspension avait été votée par l’ancien président, Eduardo Rodriguez, suite aux pressions de parlementaires du MAS qui voulaient empêcher la privatisation du gisement.

Dans une entrevue accordée au quotidien argentin Pagina/12, le 22 décembre dernier, le nouveau président, reprenant l’expression des Zapatistes mexicains, avait pourtant dit qu’il allait « gouverner en obéissant » aux majorités nationales.

Celui qui, en bout de campagne électorale, parlait de « nationalisation responsable » ajoutait: « On ne va ni confisquer ni exproprier les biens des pétrolières, mais celles-ci ne seront plus propriétaires du gaz et du pétrole. Notre gouvernement va nationaliser les hydrocarbures selon la constitution politique de l’état et toute entreprise qui voudra investir devra se soumettre aux lois boliviennes. »

Le MAS, ajoutait Morales, établira un prix spécial pour le marché intérieur: « On ne peut avoir toutes ces ressources sous la terre pendant, qu’au-dessus d’elle, les êtres humains font la cuisine avec des bouses d’animaux et du bois à brûler ! On ne peut continuer à vendre sur le marché intérieur aux prix internationaux. »

Abordant ensuite la question de la coca, Morales rappelait que les États-Unis « dirigent aujourd’hui nos forces armées et notre police » sans autre résultat que de créer la misère chez les cultivateurs de coca et de perpétuer leur propre intervention en Amérique latine.

« Je convoque, disait-il encore, le gouvernement des États-Unis à créer un pacte de lutte contre la drogue qui cherchera à éliminer le secret bancaire, l’industrie de la distribution et la demande. On ne peut éliminer ce trafic sans avoir zéro cocaïnomanes et zéro marchés. »