La fiction de la vie et la vérité du tournage

L’expérience d’à part des autres

Un soleil d’hiver éclatant inondait la cuisinette des Productions Virage. La pièce où le cœur du cinéaste prend le pas sur la raison du producteur, ai-je pensé au moment d’aborder l’entretien avec Marcel Simard sur À part des autres, un film de fiction dont il est le réalisateur et le coproducteur avec l’ONF.

À part des autres est l’histoire de Sarah Tanguay, une intervenante à l’emploi d’un centre de réinsertion sociale. Avec l’aide de Margot, une jeune cinéaste de Québec, elle met sur pied un projet d’atelier de cinéma pour Laurent, Marie-Pier, Nellie, Sébastien, Jayson et Fred, des inclassables de la société qui tolère mal ces écorchés vifs trop vite exclus et marginalisés.

« Au début de notre relation, mon mari m’avait dit que j’étais comme un puzzle auquel il manquait une pièce. Il me répétait tout le temps “ t’es à part des autres ”. Je me suis dit que pour arriver à trouver quelle forme avait cette pièce-là, j’avais pas d’autre choix que de reconstituer le puzzle. C’est ce que vous réussissez à faire avec les jeunes, toi pis ta caméra, confie Sarah Tanguay à l’objectif de la caméra de Marcel Simard. Moi, c’est la même chose, poursuit-elle. J’ai jamais été capable de m’adapter. Je suis trop blessée, trop enragée, une bombe à retardement ». Ces premières images du film m’ont laissée perplexe. Celle qui a la lourde responsabilité de guider ses protégés dans la voie de la réhabilitation sociale est elle-même une naufragée de la vie.

Pourtant, comme chacun le sait, la vie professionnelle et la vie personnelle ne sont jamais aussi étanches qu’on le laisse souvent paraître, surtout « pour ces gens, sensibles à la détresse de leurs semblables, qui travaillent à transformer la société pour qu’elle soit plus vivable et dont le choix professionnel s’apparente souvent à une forme de thérapie », explique le réalisateur d’à part des autres, rappelant que ses propres choix de création ne tiennent pas du hasard, mais d’un besoin personnel d’être en harmonie avec ses valeurs profondes.

Choisir de bâtir le film autour de Sarah Tanguay s’est avéré tout naturel pour lui. Sarah est un personnage représentatif des intervenants des groupes populaires, des femmes en général, qu’il a côtoyés au cours de sa carrière, notamment pour Love-moi, film-culte sorti en 1991. « On m’avait raconté l’histoire d’une intervenante de la banlieue de Montréal qui, en congé de maladie pour soigner un burn-out, avait subi des pressions pour revenir au travail malgré sa grande fragilité émotive. Elle s’est suicidée », dit-il.

Voilà pourquoi Marcel Simard préfère la fiction au documentaire. Il explique qu’à partir d’une situation réelle, la fiction permet d’intervenir sur le contenu, de construire des personnages pluridimensionnels, créés à partir de sources diverses. Prenons l’exemple du personnage de Marie-Pier. Cette jeune fille arrivée toute petite d’Haïti et élevée par une famille québécoise rêve de devenir blanche comme ses parents adoptifs. « Le documentaire n’aurait présenté que Marie-Pier. Aurait-elle été chanteuse ? Issue d’un milieu bourgeois ? Aurait-elle voulu devenir blanche ? », précise-t-il en soulignant que, dans ce film, les personnages relèvent à 95 % de la somme des expériences de vie racontées par les stagiaires. Sans oublier que ce procédé cinématographique autorise une équipe élargie sur le plateau, impossible dans le cas du documentaire. « Tous les jeunes stagiaires ont eu la chance de travailler au tournage », ajoute Simard, qui a mis sur pied La Réplique, un projet de réinsertion socioprofessionnelle par la création à l’intention des jeunes marginaux.

Selon le cinéaste, si les règles techniques diffèrent, la ligne de démarcation entre ces deux univers cinématographiques est somme toute assez mince. « Par exemple, d’une scène de documentaire tournée en deux heures, il se peut qu’il ne reste que trois minutes au montage. Et encore, de leur ordre original les scènes peuvent être interverties, inversées, déplacées, affirme-t-il. On construit le documentaire comme la fiction de manière à ce qu’il soit aussi fort que la fiction. »

Le documentaire peut être aussi faux que le film de fiction et vice et versa. « Pour un documentaire, je serais allé rencontrer une intervenante malheureuse dans son milieu de travail. Cinq jeunes marginaux m’auraient raconté leur vie », ajoute-t-il. Dans L’Armée de l’ombre, son percutant documentaire, Manon Barbeau raconte la vie de cinq marginaux, mais elle aurait pu tout aussi bien choisir la fiction. Dans À part des autres tous les personnages sont interprétés par des comédiens, sauf Jayson, joué par Benson Deverze, un stagiaire qui a composé et interprété deux des chansons du film.

C’est en utilisant le principe de distanciation que le réalisateur a réussi à amener ses jeunes stagiaires à livrer leur histoire pénible à raconter. « Le cinéma demande des scènes précises. C’est pourquoi j’ai demandé aux jeunes de raconter par écrit des scènes de leur vie. Raconter à la troisième personne permet de se dégager de sa propre douleur, d’échapper à la gêne que provoquent certains événements déchirants et de laisser libre cours au personnage qui se développe sous sa plume. Ainsi, lorsque la scène est exposée aux autres, la peur d’être critiqué, questionné, s’évanouit, n’engage plus la personne qui raconte », a-t-il remarqué au cours des trois ateliers successifs qui ont mené à l’écriture du scénario final.

« Pour moi, la caméra est un outil de travail qui me permet d’intervenir dans la réalité, de la construire, de la transformer. Cet outil de travail, le cinéma me l’a fourni », confirme celui dont la formation de sociologue prédestinait à un métier de chercheur. Issu d’un milieu ouvrier, Marcel Simard croit que ce sont les hasards de la vie qui ont entraîné cette évolution, une suite logique entre l’observation méticuleuse du chercheur et l’œil attentif du cinéaste.

« Je suis gâté par la vie, concède-t-il, producteur, scénariste, cinéaste, sociologue, je ne suis pas obligé de faire de compromis pour plaire à un distributeur ou à un diffuseur. Par contre, je suis à l’écoute des gens avec qui je travaille, leurs commentaires sont toujours les bienvenus. » Sa solide réputation fait en sorte que les institutions cinématographiques lui font confiance. « L’argent des contribuables est précieux , reconnaît-il, je respecte ce qui m’est demandé. »

Depuis plus de 25 ans, émule de Fernand Dansereau, reconnu pour ses œuvres écrites et jouées par des gens ordinaires, Marcel Simard pratique ce qu’ils appellent tous les deux un cinéma de partage. Le film À part des autres met le point final à cette démarche. C’est pourquoi le film se termine sur cette citation : « Je n’avais pas compris que l’élargissement de la conscience se paie toujours d’une part de douleurs », Fernand Dansereau .

À part des autres, un film de Marcel Simard, produit par les Productions Virage en coproduction avec l’ONF, 2005. 101 minutes.