La génération de la grosse Orange

Mon premier portulan

À une autre époque, le bourgeois de mon père aurait été trafiquant de fourrures. Répondant à l’appel atavique de conquérir de nouveaux marchés, il avait donc établi un nouveau poste de traite pour le tabac, le chocolat, la tchippe, la chique et la pinotte à la frontière de Saint-Janvier et de Saint-Jérôme et confié à son Radisson maison, la responsabilité d’ouvrir la route du Nord.

Les Laurentides de l’après-guerre avaient la faveur des citadins qui retrouvaient la ferveur des premiers colons pour se construire un camp d’été près d’un lac ou d’une rivière. Déjà approximatives, les cartes routières n’arrivaient pas à cartographier les poussées désordonnées de la diaspora estivale. Mon père s’était donc laissé guider par les routes de gravier et les chemins de terre de la colonisation qui l’ont conduit de Saint-Jérôme à Lachute, Hawksbury, Montebello, puis de Sainte-Adèle à Sainte-Agathe, à Saint-Donat, à Saint-Jovite, Labelle, L’Annonciation, au Lac Nominingue, au lac Saguay, à Mont-Laurier, Maniwaki, Ferme Neuve et finalement au réservoir Baskatong.

L’épopée des voyageurs de commerce qui ont sillonné les Pays d’en haut est aussi dépareillée que celle des colons qui les ont défrichés. Pour repérer les clients, mon père n’avait d’autre indice que de s’arrêter chaque fois qu’il apercevait une réclame de liqueurs douces ou de Tabac Alouette sur la devanture d’une cambuse, souvent plantée le long de la forêt, sur un chemin de traverse ou dans un rang oublié. Cette fois-là, j’me suis arrêté parc’que j’étais perdu. La maison annonçait rien. Mais quand j’ai tiré la porte à mouches, y avait une clochette, comme si y attendait des clients. Quels clients ? On était dans un abatis au milieu de nulle part ! Une fois en d’dans, c’était plutôt sombre, parc’que les toiles étaient tirées, mais j’ai pu deviner que dans une des pièces près de l’entrée, y avait des tablettes sur les murs, un comptoir, une balance et une caisse enregistreuse du temps de Mathusalem.

Nous étions au poste de Saint-Jérôme et mon père racontait ses dernières tournées. Je l’ai entendu avant de la voir. Pas besoin d’me faire vot’boniment, qu’a me dit d’une voix de club, c’est écrit en gros sur vot’camion ! La maîtresse des lieux avait du vécu et des yeux noirs qui lui mangeaient la face. Vendez-vous des cartounes de cigarettes à caisse ? J’ai fait eh… oui… mais… C’était pas son genre de tourner autour du pot. Vous m’apporterez la commande à vot’prochaine visite si vous êtes capabbe de r’trouver vot’ ch’min. Une caisse de Player’s, une d’Export, une de Sweet Caporal et une de Turrett, on a une grosse demande pour ça ici. Et elle m’a planté là sans rien ajouter.

Je regardais les yeux ronds et la bouche ouverte du commis d’entrepôt qui buvait les paroles de son patron qui était mon père. Quatre caisses de 24 cartounes de 12 paquets ! Ç’avait déjà pas d’allure! Pis depuis qu’a nous remet ça à tous les mois, ça en a encore moins ! Chaque fois que je me pointe avec la commande, y a jamais l’ombre de l’ombre d’un chat aux alentours ! C’est ça le mystère ! Où sont les acheteurs ? Sans parler de l’engouement pour une marque de cigarettes qu’y a jamais marché. Mais là, j’ai peut-être une explication ! Ça me surprendrait pas que la fumée de la Turrett ait le même effet sur le visou des moustiques que sur celui des humains, après deux poffes, c’est comme si t’avais de la buée dans les lunettes. Ça remplace peut-être pas la citronnelle, mais ça la complète !

Il va de soi que j’étais trop jeune pour accompagner mon géniteur dans ses explorations à l’aveugle. Il a fallu attendre la saison chaude pour nous rapprocher de sa base d’opérations et profiter de la grande nature, en amont de la Côte du Sauvage dont la pente était si aiguë que les autos qui n’avaient pas encore de pompe à gaz devaient la gravir à reculons. La famille s’est donc installée au pied de Sainte-Adèle, à Mont-Rolland, dans un endroit idyllique. La vue était grandiose, le paysage olympien, la lumière magnifique et ma conscience du monde rural et du monde tout court s’approfondissait.

Tous les soirs, l’absence d’un Cozy Corner dans le voisinage de notre chalet de Mont-Rolland se faisait cruellement sentir. Du moins, c’était l’observation de ma jeune expérience. Le fracas, la clameur, les fous rires, la musique et les couleurs vives avaient, comme la fumée de la Turrett, la propriété de tenir les moustiques à distance, alors que le profond silence des forêts attirait tout ce qui pique, brûle et bourdonne, des maringouins qui zézillent, aux mouches noires qui zigonnent, en passant par les taons qui taponnent et les mannes qui se motonnent.

Dès la tombée du jour, les vagues successives de brûlots forçaient les adultes à battre en retraite, à évacuer la véranda en catastrophe et à s’enfermer dans le chalet derrière des portes et des fenêtres hermétiquement closes. Assis autour de la table rustique, on mangeait le repas du soir à l’étuvée. Non seulement y faut l’gagner mais astheure y faut l’manger à la sueur de not’front ! avait laissé tomber mon père en portant un morceau de pain à sa bouche. Le commentaire de ma mère était moins philosophique. Si c’était un presto ici d’dans, on partirait en vapeur !

Plus tard dans la soirée, étendu sur mon lit, je contemplais les rubans de papier tue-mouche immobiles qui pendaient du plafond en me disant que la queue de veau volante qui avait résisté à toutes mes attaques meurtrières finirait bien par rater un de ses tonneaux et terminer sa vrille dans la colle.

Dans la pièce d’à côté, mon père faisait le bilan de sa nouvelle exploration. C’est pas compliqué, dans les Pays d’en haut, y a rien qui peut bouger sans la bénédiction d’All-biny le tout béni. Quand Maurice Duplessis dit oui à Québec, le docteur Albiny Paquette est l’écho qui répète oui-oui jusqu’à Mont-Laurier !

Tout à la victoire du tue-mouche sur le tue-nerfs, j’ai perdu le fil de la conversation au profit des derniers soubresauts de ma queue de veau. Un voyageur de commerce, en ville, ça intéresse personne. Mais dans le comté de Labelle, là, c’est un homme qui peu faire ou défaire une réputation. J’ai jamais rencontré autant de vicaires et d’organisateurs d’élections qui voulaient m’ouvrir les yeux sur les choses de la vie. Une rumeur ou un potin qui penche du bon bord, ça vaut son pesant d’or.

J’allait m’assoupir quand un zézillement me remit aux aguets. Au fond, au Québec, ça se résume toujours à verser du fort avec une théière dans des tasses à thé à l’hôtel pour pas que ça paraisse et de l’eau de vaisselle dans le bol de soupe des pauvres même si ça paraît !

La cure d’air pur dans les Laurentides, comme toutes les médicamentations, produisait des effets secondaires, dont le plus notoire est demeuré avec nous : l’embouteillage du dimanche soir. Ivres de soleil, gavés d’oxygène, nous étions des milliers, entassés dans des autos, à respirer le monoxyde de carbone de la voiture qui nous précédait pour la transmettre à celle qui nous suivait, dans une interminable file d’attente qui, pare-choc à pare-choc, s’étendait de Saint-Janvier jusqu’à la sortie du pont de Cartierville. La horde des vacanciers rentrait en ville.

Dans presque toutes les voitures où les conducteurs chauffaient presque autant que les radiateurs, la même question était répétée sans cesse comme un mantra. On arrive-tu bientôt ? Les enfants n’imaginaient pas un retour chez soi sans l’arrêt obligé devant ce qui pendant longtemps fut le nec plus ultra de l’architecture du futur, la boule de l’Orange Julep, sur le boulevard Décarie.

Malgré sa fatigue ou son exaspération, mon père aurait pu être confucéen, il croyait que l’équilibre du monde tenait à la répétition de certains gestes. Sans être particulièrement religieux, il portait deux doigts à son chapeau lorsqu’il croisait une église en marchant. On ne se parle pas, mais on se salue, disait Talleyrand.

En revenant du Nord, nous nous arrêtions religieusement à la Grosse Orange. Je n’avais toujours pas le moindre indice de ce que pouvait goûter l’ambroisie qu’on buvait dans les contes et légendes mais mon jeune palais avait développé une expertise critique de l’orangeade : le goût du Julep était plus onctueux en bouche que la texture râpeuse de l’orange Crush ou l’arrière-goût acidulé de la Wishing Well, c’était un goût plein et rond comme une orange.

Je me souviens d’avoir éprouvé le même sentiment de plénitude, un soir à l’Expo 67, où j’ai assisté au coucher d’un soleil qui dans l’axe où je me trouvais s’est littéralement enfoncé dans la biosphère de Buckminster Fuller soudainement métamorphosée en une Grosse Orange. Si ma génération devait avoir un nom, cela pourrait fort bien être celui-là. Qui sait si ce n’est pas à ces retours du dimanche qu’elle doit également son goût immodéré de la Floride ?