Si la liberté et la foi n’étaient qu’un prétexte ?

Il est remarquable que les principales publications qui portent le flambeau de cette lutte sont pour la plupart des publications de droite, que ce soit le Jyllands-Posten danois, le Figaro en France, The Economist en Grande-Bretagne

L’affaire des caricatures de Mahomet fait-elle partie des préparatifs de guerre ? Pour en comprendre les tenants et aboutissants, il faut remonter à l’origine de l’affaire. Elle a débuté par une entrevue parue dans un journal danois dans laquelle Kaare Bluitgen explique qu’il ne pouvait trouver d’illustrateurs pour son livre d’enfant consacré à la vie de Mahomet à cause de l’auto-censure que pratique la presse danoise sur les affaires liées à l’Islam.

Bluitgen connaît bien l’interdit de représenter le Prophète dans la religion musulmane, mais il a un côté provocateur. Bluitgen est un ex-gauchiste qui habite Norrebro, le quartier multi-ethnique par excellence du Danemark. Il publie des livres controversés sur les relations inter-ethniques dans lesquels il fustige les militants de gauche pour avoir laissé faire les imams les plus réactionnaires au nom du respect des différences culturelles.

Le Danemark ne compte que 160 000 musulmans sur une population de 5,4 millions d’habitants et à peine 15 000 personnes fréquentent la centaine de mosquées du pays. Mais depuis les années 1990, l’extrême-droite s’impose et les écrits de Bluitgen servent à justifier la politique anti-immigrée du gouvernement danois.

Les propos de Bluitgen intéressent le quotidien de droite Jyllands-Posten qui demande à quarante dessinateurs de presse de « dessiner Mahomet comme ils le voyaient » pour tester les limites de la censure. Le journal reçoit douze dessins qu’il publie le 30 septembre. Selon Toger Seidenfaden, directeur du quotidien Politiken, la volonté du Jyllands-Posten de provoquer les musulmans était claire dès le départ : « Le succès était garanti, car le plus grand problème du Danemark, c’est l’intégration des immigrants et le plus grand groupe est celui d’origine musulmane. » La défense de la liberté d’expression n’était pas en jeu. D’ailleurs, le journal britannique The Guardian raconte que le Jyullands-Posten a refusé il y a trois ans de publier une série de dessins caricaturant le Christ.

Par la suite, après le refus du premier ministre danois de recevoir onze ambassadeurs de pays musulmans qui souhaitaient protester, des délégations d’imams se rendent au Moyen-Orient pour diffuser la série de caricatures, enrichie d’autres éléments encore plus provocants. Les caricatures sont utilisées comme arme politique par la Syrie et l’Iran. Des manifestations sont organisées contre les ambassades du Danemark, de la Norvège et de la France, des journaux de ces deux derniers pays ayant reproduit les caricatures.

L’Iran a tout intérêt à faire pression sur le Danemark, car ce pays assumera dans quelque mois la présidence du Conseil de sécurité des Nations unies, l’instance qui devra décider des sanctions contre l’Iran à cause de son programme nucléaire. La Syrie a un intérêt similaire : son président et cinq de ses proches font l’objet d’une enquête de l’ONU pour la mort de l’ancien premier ministre libanais Rafik Hariri.

De façon plus générale, ces attaques sont une réplique à un changement de politique des pays européens à l’égard du monde arabe et de l’Iran. Finie l’époque de cette «vieille Europe» continentale hostile à l’intervention américaine en Irak, pro-palestinienne et ménageant ses relations avec les pays arabes.

Dans le dossier nucléaire iranien, les Européens sont les accusateurs. Au Liban, on veut le retrait de la Syrie, ce qui est un changement de cap de 180 degrés. En Palestine, la sympathie traditionnelle de l’Europe à la cause palestinienne est remplacée par l’imposition de conditions draconiennes pour le maintien de l’aide après la victoire du Hamas. Cela explique les manifestations anti-européennes en territoire palestinien.

En Afghanistan, les troupes de l’Otan – c’est-à-dire européennes et canadiennes – sont en train de remplacer les troupes américaines et se retrouvent en première ligne contre les Talibans. Au Pakistan, la coalition des partis qui manifeste contre les caricatures est celle qui soutient les Talibans et Al Qaïda.

Les manifestations contre les caricatures sont des manifestations contre l’impérialisme. Mais elles ne le sont pas, comme jadis, au nom d’un idéal socialiste ou démocratique. Avec l’effondrement du socialisme et des modèles de société qu’il représentait, le mouvement d’autodéfense identitaire à la mondialisation prend souvent la forme du fondamentalisme religieux. La lutte est menée au nom de l’Islam. En fin de compte, nous assistons à une lutte entre l’impérialisme et… le féodalisme !

Nous devons critiquer cette islamisation de la lutte, mais pas en se rangeant sur les positions impérialistes, ce qu’est dans le contexte de l’affaire des caricatures la croisade, pour la liberté d’expression.

De tout temps, la liberté d’expression n’a jamais été un absolu. Même dans les pays les plus démocratiques, elle s’est toujours vue imposer des limites par la loi (loi sur le libelle, poursuites judiciaires, etc) et un certain consensus social.

Il est remarquable aujourd’hui que ce soit la droite qui cherche à en faire reculer les limites, souvent en empruntant les formules de la gauche. Pensons à Jeff Filion et CHOI-FM qui cite du poète Paul Éluard son « Je crie ton nom, Liberté », et à tant d’autres Doc Mailloux dont on défend le droit de parole avec les mots de Voltaire : « Je ne partage absolument pas votre point de vue, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous puissiez le faire valoir ! »

Plus inquiétant encore, c’est de retrouver, au moment où la presse n’a jamais été aussi concentrée entre des mains réactionnaires, bon nombre de personnalités de gauche s’embrigader d’eux-mêmes dans cette croisade pour la soi-disant « liberté d’expression », comme si c’était un absolu, faisant fi de toutes considérations et analyses politiques.

Examinons seulement notre propre situation. Lors du déclenchement de la guerre contre l’Irak, c’est au Québec que se sont tenues les manifestations parmi les plus importantes à l’échelle de la planète. De toute évidence, ces manifestations sont responsables de la décision du gouvernement Chrétien de ne pas participer à la guerre. Dans ces manifestations, on trouvait un fort contingent de musulmans qui marchaient au coude à coude avec les Québécoises et les Québécois de souche et d’autres origines ethniques, transcendant les différences religieuses et culturelles.

Il aurait été tout à fait concevable de trouver un large écho parmi cette population à un appel à ce que le Québec se sépare du Canada si le gouvernement fédéral avait décidé de suivre les Etats-Unis. Des leaders péquistes y ont songé… de même sans doute que les dirigeants canadiens !

Aujourd’hui, le Canada change sa politique étrangère, augmente de façon substantielle ses budgets militaires et s’engage directement dans la guerre contre les Talibans en Afghanistan. Tout cela au nom de la « démocratie » de Bush et, évidemment, de la « liberté d’expression » !

Le nouveau ministre de la Défense, Gordon O’Connor, a déclaré le 14 février que la publication des caricatures de Mahomet par le Western Standard de l’Alberta « aggraverait les dangers que courent les militaires canadiens en Afghanistan ». Bien entendu, auparavant, Kandahar était un havre de paix et nos soldats y faisaient du tourisme.

Quand les soldats canadiens et québécois périront par le sabre musulman – comme dans la caricature dont il est fait mention au début de cet article – et reviendront au pays dans des sacs de plastique, il ne faudra pas se surprendre que plusieurs Canadiens et Québécois se déclarent désormais prêts à appuyer l’effort de guerre du Canada, que bon nombre d’entre eux prennent à partie leurs concitoyens musulmans, même si l’immense majorité des musulmans au Québec, au Canada et à travers le monde se sont dissociés des réactions des fanatiques dans l’affaire des caricatures.

Et c’est Bush, Harper et Ben Laden qui riront dans leurs barbes !