Liberté, égalité, fraternité et mémoire

La leçon française est d’avoir des idéaux et d’y tenir

Moi, j’aime la France et ça ne me fait rien qu’elle ait par-devers nous une attitude souvent patriarcale puisque mon sentiment va bien au-delà de mes passagères frustrations : du peu de cas qu’elle fait parfois de notre culture, de nos rêves et de nos espoirs, voilà bien ce qu’on peut lui reprocher, et notre élite ne s’en prive guère, de Madeleine Gagnon à Robert Lepage (pour ne citer que ses plus récents dénonciateurs). Comme je ne suis pas de ce bord-là des choses, aussi bien que j’en fasse explication, même brièvement.

J’aime la France parce qu’elle a fait la révolution en 1789 et que depuis, elle est restée fidèle aux trois idéaux qu’elle a fait graver sur tous les frontons de ses édifices publics : liberté, égalité et fraternité. J’aime la France parce qu’elle considère toujours que le devoir de mémoire doit être une pratique quotidienne, car sans la mémoire on ne sait plus être patriote comme on ne sait plus être citoyen.

Lorsque les Américains essayaient frauduleusement de convaincre le Conseil de sécurité de l’ONU du bien-fondé de leur décision de faire la guerre à l’Irak, de toutes les nations la France a été la seule à dire tout haut ce que des dizaines d’autres n’osaient exprimer : en agissant comme ils le faisaient, les Américains se livraient à un viol éhonté des consciences, et ce viol-là des consciences, l’ONU ne devait pas s’en faire la complice. Ça n’empêcha pas le président Bush de déclarer la guerre à l’Irak, mais il dut le faire sans l’appui de la communauté internationale, avec les résultats qu’on connaît trop bien aujourd’hui.

Pour qui a suivi le moindrement la rébellion étudiante et syndicale contre le projet du gouvernement français de changer les règles de première embauche au profit d’un patronat aspirant au capitalisme sauvage, les leçons à en tirer sont nombreuses, particulièrement pour les Québécois timorés que nous sommes. Les étudiants ont manifesté leur mécontentement, les syndicats et le peuple leur ont si bien emboîté le pas que le président de la République lui-même a dû intervenir pour casser une loi dont l’esprit contredisait les idéaux de la révolution de 1789 : liberté, égalité et fraternité. Voilà ce qu’on peut faire quand on vit dans une patrie et que la conscience citoyenne n’est pas un vain mot.

Si les Québécois n’avaient qu’une toute petite partie de cette conscience-là, pensez-vous que le gouvernement Charest aurait pu, par décret, briser le contrat social le liant aux syndicats et agir comme il l’a fait avec le parc national du Mont-Orford et le zoo de Québec? Pensez-vous que les syndiqués auraient lâchement pris leur trou comme ils l’ont fait, plutôt que de faire véritablement la guerre au gouvernement le plus antidémocratique, le moins égalitaire et le moins fraternel qu’on ait depuis belle lurette? Pensez-vous aussi que le zoo de Québec serait fermé aujourd’hui et que l’affaire du Parc du Mont-Orford serait toujours un scandale public ?

La réponse est évidente et c’est non, parce que, contrairement à la France qui a des principes et y tient, nous sommes d’une société aimant tenir parole sur n’importe quoi, et cela même si on ne sait pas très bien pourquoi on le fait. Je prends comme exemple l’affaire du zoo de Québec. Ses opérations étant déficitaires depuis quelques années, le gouvernement Charest est allé au plus simple, pour ne pas dire au plus simpliste : « Cessons d’y mettre de l’argent et fermons-le. » Un comité de citoyens s’est formé et a essayé de convaincre les marchands de Québec de participer au sauvetage du zoo, mais ce fut en vain. Pourquoi, croyez-vous ?

Encore là, c’est le devoir de mémoire qui a manqué le plus. Personne n’a dit pourquoi presque toutes les grandes villes du monde ont un zoo dans les limites de leur territoire. Jusqu’à l’époque de l’industrialisation, les hommes ne vivaient pas principalement dans les villes, mais à la campagne, sinon dans les bois. Ils devaient lutter tous les jours contre les bêtes sauvages. Le soir, ils se réunissaient autour d’un feu et y racontaient leurs exploits sous forme de contes. Les meilleurs d’entre eux étaient ceux, non de la mort d’une bête sauvage, mais ceux de son apprivoisement. Ainsi vivait-on en harmonie avec la nature, son environnement et les animaux avec lesquels on cohabitait.

En cédant aux attraits du machinisme, l’homme a peuplé les villes, y faisant disparaître les animaux qui s’y trouvaient. Pour que ses contes aient toujours sens, il a inventé le zoo, ce grand pays des merveilles où l’enfant, cette petite bête sauvage, pouvait fraterniser avec ce qui lui ressemble le plus dans la nature. Dans ce livre admirable qu’est Le Peuple, Jules Michelet a écrit des pages fondamentales là-dessus, nous rappelant que le zoo contribuait par l’acte de mémoire auquel il nous force, à faire le pont avec ce qui a déjà été et la nouvelle société en train de se faire. Par définition même, le zoo est une écologie. S’y rendre est avant tout un acte de culture. D’instinct, les enfants le comprennent. Dites-leur que vous allez les emmener au zoo et voyez avec quelle intensité ils réagissent.

Mais dans ce monde où la marchandise prend toute la place, où les réformes de l’éducation renient le devoir de mémoire, donc la primauté de la culture, le zoo n’a pas plus d’importance qu’un Mont-Orford qu’on veut dépaysager sous le prétexte que les touristes y seront plus nombreux et qu’ainsi on fera plus d’argent. C’est oublier avec mauvaise conscience que l’homme moderne, pour cesser d’être l’homme polluant et pollué qu’il est, ne peut pas se priver bien longtemps de la nature et de la leçon d’intégrité qu’elle nous donne.

Si les défenseurs du Mont-Orford et du zoo de Québec avaient compris cela, ils auraient vidé les écoles, auraient emmené professeurs et enfants au Mont-Orford et au zoo de Québec, et je ne doute pas du résultat que ça aurait donné. On ne se serait pas retrouvés avec un chef syndical, dénommé Henri Massé, pour proposer un lâche compromis qui aurait fait du parc du Mont-Orford un lieu hybride, plus tout à fait ceci et pas tout à fait cela !

La pensée marchande qui nous habite aurait donc intérêt à prendre plus souvent conseil de la France. Imaginez que demain, on veuille fermer à Paris le Jardin des Plantes. Croyez-vous vraiment que le peuple selon Jules Michelet laisserait faire ? Il agirait comme il a agi dans l’affaire du contrat de première embauche : il ne se laisserait pas entourloupetter par des dirigeants aveugles et prétentieux. C’est là encore ce qu’on appelle l’idée d’égalité, de fraternité et de liberté quand on est un vrai pays, une vraie nation et une vraie patrie. Nous qui n’avons ni l’un ni les autres, réfléchir là-dessus ne serait pas un tort.