Un pieux caucus à la revue Maintenant

Le monde de Jacques Ferron

Le père Bradette était malade de Sept, ce beau journal français où les laïcs et clercs avaient été comme frères ; pour s’en guérir il voulait relancer la bonne vieille Revue Dominicaine, rebaptisée Maintenant, dans cette foulée. Et il avait convoqué les délégués des revues déjà existantes, quelque fût leur importance ou leur couleur, sous prétexte qu’il avait besoin de leur conseil. […] Il y avait à cette réunion André Belleau pour Liberté, François-Albert Angers pour l’Action Nationale, Raymond Chadwick et un compère du nom de Richard Arès pour Relations, Gérard Pelletier pour Cité Libre, Pierre de Bellefeuille pour Maclean, moi pour Situations et Raoul Roy pour la Revue Socialiste.

Situations, après trois ou quatre arrêts de publication et autant de reprises, avait fini par mourir pour de bon, mais cela ne se savait pas encore; je me gardai bien d’en parler, trop heureux d’être invité dans une bergerie. Raoul Roy, lui, se tenait très digne. Au début de sa carrière, justement pour la commencer et se tirer de la Beauce profonde, celle des buttons et des colonies où le sort l’avait fait naître, il s’était consacré à saint Dominique, grand recruteur comme tous les saints religieux, et ç’avait été à l’occasion de ce détour propice qu’il avait découvert dans le réfectoire du noviciat un fruit extraordinaire, inconnu dans son village, nommé pamplemousse, dont les saveurs toutefois ne le retinrent pas; il continuera de compléter son noviciat à l’Union des marins, jusqu’à ce que celle-ci ne succombe sous les coups conjugués de Hal Bank et de Louis Saint-Laurent, pour tâter alors de la mercerie et finir ensuite, parfait autodidacte, avec une revue qu’il imprime lui-même. Je le regardais en pensant au pamplemousse. Mais je restai avec mon sourire. Raoul Roy n’accrochait pas. Peut-être s’apitoyait-il sur lui-même en pensant à toutes les peines qu’il se serait épargnées en restant avec saint Dominique ? ou se demandait-il quel sorte de supérieur il aurait fait ?

Bellefeuille portait en-dessous de son veston de tweed le gilet qui rassure les Britanniques et grâce auquel on peut faire carrière, sans autre compromission apparente, dans tous les secteurs qu’ils contrôlent. Angers, les cheveux plats du Corse et l’âme légitimiste, les petits yeux, les grosses lunettes, la modestie du savant et l’assurance du comédien qui connaît son rôle à fond depuis de très nombreuses années, nous lançait ici et là des tirades.

Pelletier, à côté de moi, leur prêtait une oreille dédaigneuse, persuadé qu’elles venaient d’une pièce ayant quitté l’affiche, et peut-être avait-il raison. En tout cas les deux hommes ne s’aimaient guère, cela se voyait, même s’ils retenaient leur sentiment. À un moment donné, toutefois, ils ne purent s’empêcher d’esquisser l’un contre l’autre une passe rapide, soudaine et imprévue, qui m’ébouriffa tout simplement, à propos du journaliste catholique, le vrai, l’unique : lequel des deux l’était ? Tous deux revendiquaient le titre, chacun pour soi et contre l’autre, en grands champions.

Pelletier disait que c’était lui. Pardon, répondait Angers, c’est moi ! Leur langage était peut-être moins simple, mais il revenait à dire ce que je rapporte. La passe en reste là, laissant les Dominicains inquiets, les Jésuites amusés. Bellefeuille souriait dans son gilet et d’une main traditionnelle se cherchait un favori le long de sa joue nue ; Belleau, fort placidement, buvait du lait, seul Raoul Roy, très digne, restait distrait ; peut-être se demandait-il s’il ne serait pas devenu provincial ou général ?

Les Dominicains, au nombre de trois, portaient leur belle grande robe blanche dont on ne les voit plus revêtus dans les rues et qu’ils réservent pour recevoir et sans doute aussi pour se coucher. C’était le déjà nommé Bradette, puis un petit père d’une évidente bonne volonté mais toujours placé de biais, dont ma mémoire oblique a laissé perdre le nom, et le très révérend père Marcel-Marie Desmarais qu’il me faisait grand plaisir d’approcher car j’ai donné son nom dans ma bio-bibliographie officielle comme le pseudonyme sous lequel j’aurais écrit L’Amour à l’âge atomique, le best-seller qui manquait à mon oeuvre. Mais je l’approchai pour rien : il resta parfaitement muet, à tel point que je pus me demander si ma prétention n’était pas fondée.

Enfin Guy Viau, mon aîné d’un an à Brébeuf, dont j’avais gardé le souvenir d’un si bon joueur de crosse que je fus long à m’apprivoiser au critique d’art, un des rares anciens des jésuites à posséder la gentillesse franciscaine. Il faisait office de chairman et nous offrait à tour de rôle la parole avec une telle courtoisie que si nous n’avions pas été tous des barbares, nous ne l’aurions pas acceptée prosaïquement, mais avec accompagnement de guitare en chantant chacun son poème. J’y serais volontiers allé de mon couplet pour avoir le plaisir d’entendre la ballade de Pelletier.

Gérard Pelletier est un sec. En vieillissant, il devient cassant. À tout le moins il grince, il aurait été à son aise chez les jésuites où l’on ne devient pas évêque et parce que, somme toute, on exige moins du clerc que du laïc. (Notez ici la nuance: laïque convient au mécréant tandis que Pelletier, par une fidélité qu’il convient d’honorer, ne sera jamais qu’un laïc.) Le clerc à tout moment s’entoure de son obédience ; il se tient ainsi dans les nuages du Sinaï et n’en descend qu’avec des discours impérieux et bien mûris. Le laïc ne dispose pas d’un tel jeu ; il se doit d’être tout à tous et de ne point se dérober. Pelletier à la sauce d’Emmanuel Mounier, débarquant de Paris, était potable. En prenant de l’emploi et du grade, il s’est peu à peu gâté. Il continue de faire face et de se prêter à toute question, mais sa réponse est de plus en plus torturée ; il se produit un décalage entre elle et sa bonne foi, décalage dont il ne se rend pas compte, imbu de sa sincérité. Il n’a pas encore la désinvolture d’un Claude Ryan, mais ça viendra. Au faîte d’une imposante ascension sociale, il a rejeté l’échelle d’un coup de pied et se cramponne au clocher. […]

Guizot (Guy Viau), au-dessus du magnétophone, multipliait en vain les sourires franciscains : le chairman ne constitue pas à lui seul l’assemblée. Et l’assemblée était moche, d’abord parce que le père Bradette l’avait convoquée sans nécessité, son idée faite et même mordu par elle, de sorte que nous ne pouvions guère que nous y conformer, ce qui nous en rabattait, un peu comme il arrive aux petites filles de la classe de religion à qui la nonne nouvelle-vague a dit : « Allez, Mesdemoiselles, apprenez à être libres, laissez parler votre coeur, cédez à l’inspiration », quand elles se rendent compte qu’on attendait que cette inspiration rencontrât un bon vieux répons médiéval ; ensuite parce qu’un Canadien français qui approche un curé, surtout quand il n’en a pas l’habitude, se transforme en cheval qui sent l’écurie : il est déjà au Paradis et ne sait plus ce qu’il dit.[…]

Historiette publiée pour la première fois sous le titre Un pieux caucus dans L’Information médicale et paramédicale, vol. XVIII, no 2, 7 décembre 1965.

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