Harper refait le coup fourré de Borden

Les libéraux divisés sur la conduite de la guerre comme en 1917

Suite à l’appui personnel de Bill Graham et d’une bonne partie des députés libéraux au prolongement jusqu’en 2009 de la présence militaire canadienne en Afghanistan, le premier-ministre Stephen Harper s’est empressé de traverser le parquet de la Chambre pour remercier le chef de la loyale Opposition de sa Majesté. Harper pouvait se féliciter d’avoir refait le coup fourré du premier-ministre conservateur et impérialiste Robert Borden en 1917 : diviser le parti libéral fédéral en deux ailes, les loyaux et les déloyaux (synonyme depuis toujours de québécois). C’est un réflexe anglo-saxon. L’attitude face à une guerre impériale s’exprime d’abord en termes de loyauté à l’Empire, une réaction viscérale qui a été remplacée dans le cadre de l’opération Enduring Freedom par l’euphémisme moins chauvin d’appui à nos soldats.

L’alignement précipité du gouvernement de Stephen Harper sur la politique impériale états-unienne aboutit à l’engagement d’une partie des troupes canadiennes dans une guerre coloniale alors que celui de Robert Borden sur la politique impériale britannique a débouché sur une conscription nationale. À première vue, les deux politiques n’ont pas la même portée. Du moins pour l’instant. La similarité des motivations, des filiations et des réactions des différents protagonistes – qui demeurent plus ou moins les mêmes – méritent cependant qu’on les souligne.

De mars à mai 1917, les pertes de l’armée canadienne se sont élevées à plus de 30 000 hommes. Durant la même période, les bureaux de recrutement ne fournissaient que 18 500 volontaires pour les remplacer. Pour les bellicistes, un tel déficit dans la chair à canon est inexcusable, intolérable et inacceptable. Les Canadiens se doivent de mourir au même rythme que les autres. Pour sauver l’honneur et ramener son déficit en boys à zéro, le gouvernement Borden envisage de voter la mobilisation générale.

Au Québec, la conscription n’est pas un sujet qu’on aborde impunément. C’est un boomerang. Le rédacteur en chef de La Presse, Oswald Mayrand, en est persuadé. La direction du journal, en revanche, n’est pas à l’abri des pressions politiques et s’apprête à soutenir l’imposition du service militaire. Mayrand n’a pas terminé la lecture d’un éditorial en ce sens d’Arthur Dansereau qu’il se précipite dans le bureau du grand patron, Zénon Fontaine.

Il ne mâche pas ses mots. C’est une erreur, une bourde et une bévue. Le succès de La Presse a toujours été de flatter l’opinion publique dans le sens du poil, pas de la crêper ! rappelle-t-il cyniquement à Fontaine et à Dansereau. Se déclarer pour dans les circonstances, c’est sauter à l’eau avec une roche pendue autour du cou, et, une fois au fond, on risque d’y rester longtemps. La défense de la liberté, du droit, de la justice et de la civilisation évoquée par Dansereau recule devant l’argument massue de Mayrand. Le tirage d’abord ! La Presse choisit d’avaler sa langue. Les événements subséquents donneront raison à la clairvoyance de Mayrand.

Quelques jours plus tard, les vitres de La Patrie volent en éclats sous les projectiles d’une foule de manifestants. Le quotidien des frères Tarte a endossé la campagne conscriptionniste du gouvernement. Depuis, le tirage de La Patrie baisse irrémédiablement au profit de celui de La Presse. L’opposition à la conscription n’est pas une saute d’humeur. Le non est un réflexe atavique qui mobilise la population du Québec tout autant que les premiers concernés, ceux qui sont en âge d’être appelés sous les drapeaux.

C’est une lame de fond. Montréal s’est réveillée ce matin placardée en tous sens. À bas la conscription ! Down with conscription ! disent des centaines, des milliers de petits carrés de papier collés partout, dans les vitrines, sur les linteaux des portes, sur les poteaux, sur les affiches déteintes du recrutement, rapporte Le Devoir du 17 mars. On n’a pu trouver nulle part l’organisation qui s’est chargée de ce placardage, atteste narquoisement le quotidien nationaliste. Alors que tout le monde sait qu’il s’agit d’une action pilotée par l’Association catholique de la jeunesse canadienne. De Westmount à Maisonneuve et de Villeray à Pointe-Saint-Charles, l’ACJC a placardé sa pensée de la journée : Non à la conscription !

Le jour même, le maire Médéric Martin saisit la balle au bond et fait adopter une résolution ironique par le Conseil de ville. La mobilisation que les citoyens doivent encourager est celle des forces économiques. Les statistiques prouvent que les anglophones ne sont pas plus chauds que les francophones à l’idée d’aller se faire tuer en Europe. L’establishment impérialiste de Montréal s’insurge néanmoins contre la seule déloyauté canadienne française. Cette province ne peut espérer adopter et suivre une politique différente de celle qui est adoptée et suivie par le reste du Canada, proclame The Gazette. Les Canadiens-français ne peuvent espérer être dans la Confédération et hors de la Confédération. Laquelle ? Celle des conscrits et des tranchées ?

En Ontario, on nage en pleine paranoïa. Si l’occasion devait se présenter, claironne le grand maître de la Grande Loge des Orangistes d’Ontario Ouest, 250 000 Orangistes, trop vieux pour aller combattre au-delà des mers, pourraient être enrôlés dans un mois pour détruire toute tentative qui pourrait être faite dans la province de Québec pour fonder une république. Un lundi de Pâques appréhendé ? Comme celui des Irlandais à Dublin l’année précédente ?

Le maire de Toronto, Thomas Church, n’est pas moins véhément. Tous ces sinn-feiners du Québec devraient être internés ainsi que les soi-disant nationalistes et plusieurs de leurs journaux devraient être supprimés, préconise-t-il lors d’une assemblée monstre à Queen’s Park. Lorsque les boys reviendront des lignes de tranchées, ils auront vite fait de se venger des politiciens qui rampent devant le Québec. Encore faudrait-il qu’il reste assez de boys pour faire la djobbe, monsieur Church !

Le devoir du Québec est de résister à la conscription et d’aller jusqu’à sortir de la Confédération s’il le faut, tranche l’échevin Gordien Ménard devant 2 500 personnes réunies en juin par la Ligue des Fils de la liberté. La riposte est sans équivoque. L’impériale bêtise de l’impérialisme exclut toute possibilité de compromis. Dorénavant, Confédération et Conscription sont comme des bessons.

À l’été 1917, le gouvernement Borden impose la conscription militaire. Wilfrid Laurier s’y oppose fermement à moins qu’un référendum pancanadien décide du contraire. J’ai promis qu’il n’y en aurait pas et je tiendrai ma promesse, répète le vieux chef libéral de plus en plus isolé. En juillet, lors de l’adoption du projet de loi en deuxième lecture, presque tous ses députés canadiens-anglais votent avec le parti ministériel et presque tous ses députés québécois contre la conscription. Le parti libéral est scindé en deux. En août lorsque le projet devient loi, Laurier n’est plus que le leader d’un bloc québécois avant la lettre.

En décembre, Borden se fait réélire à la tête d’un gouvernement d’unité nationale qui comprend 38 libéraux-unionistes. En plus de ses 62 Québécois, le parti de Laurier ne compte que 20 députés hors-Québec pour s’opposer aux 153 réunis sous la bannière conservatrice de Borden.

Quatre jours après les élections, l’Assemblée législative du Québec étudie une motion explosive. Elle a été présentée par le député libéral de Lotbinière, Joseph-Napoléon Francœur. Elle parle d’elle-même. Cette Chambre est d’avis que la province de Québec serait disposée à accepter la rupture du pacte fédératif de 1867 si, dans les autres provinces, on croit qu’elle est un obstacle à l’union, au progrès et au développement du Canada, stipule la motion. Pourquoi cette campagne contre le Québec ? demande Francœur. Est-ce parce que ses habitants se sont montrés Canadiens avant tout ? Est-ce parce qu’avant d’accepter la conscription, ils ont demandé que le peuple soit consulté ? Faire monter la pression ne le gêne pas. Son frère est l’inventeur de la fournaise à eau chaude Francoeur.

Le premier-ministre, Sir Lomer Gouin, donne un appui stratégique à la motion. Bien qu’il ne serait pas dans l’intérêt du Québec de se séparer du reste du pays, s’empresse-t-il d’ajouter. Le gendre d’Honoré Mercier s’étonne d’une condamnation qui ne frappe que la seule province de Québec. Les provinces de l’Atlantique, la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick et l’Île-du-Prince-Édouard, n’ont-elles pas également voté en majorité contre la conscription ? Je ne suis pas actuellement un séparatiste, mais je crois que notre pays a le droit d’aspirer pour le moment à la somme d’autonomie la plus parfaite possible, affirme gravement le député libéral Athanase David. La solennité du moment donne des ailes à l’éloquence littéraire de celui qui fait office de ministre de la Culture. Oh ! que l’on ne croit pas pour cela que, superbement isolés, nous méconnaissons les devoirs des relations extraterritoriales, que l’on ne s’imagine pas non plus que pour nous il n’existe pas de France et pas d’Angleterre, mais notre désir de les aider ne peut aller jusqu’à sacrifier l’avenir du Canada, rappelle le fils de Laurent-Olivier David. L’Empire n’est pas un avenir, c’est un cordon ombilical.

Le 23 janvier 1918, le député Francoeur retire sa motion. Son but était de susciter un débat de fond. Les discussions ont duré sept jours. Pour Lomer Gouin, une semaine d’autonomisme a suffi. Robert Bourassa a eu des prédécesseurs en frilosité. La veille du retrait de la motion Francoeur, les commissaires des écoles de la Saskatchewan ont adopté une série de résolutions qui signaient l’arrêt de mort des écoles bilingues dans cette province. Le bilinguisme dans l’Ouest n’est pas une invention de Pierre-Elliott Trudeau, comme le croit Stephen Harper. C’est l’héritage trahi de Louis Riel.

La proclamation de la loi qui appelait sous les drapeaux tous les célibataires et les veufs sans enfant de 20 à 34 ans a provoqué une véritable course aux exemptions. L’un invoque son statut d’étudiant, l’autre, de cultivateur, le troisième, de soutien de famille et le quatrième, celui d’aide indispensable à son patron. Sans oublier tous ceux qui ont les pieds plats, un souffle au cœur ou des araignées dans le plafond. En Ontario, 125 750 hommes sont inscrits et 118 128 réclament l’exemption. Au Québec, sur 117 104 inscrits, 115 707 la réclament également. La proportion de ceux qui ne veulent pas donner leur vie pour l’Angleterre est aussi élevée dans toutes les provinces. Dans la majorité des cas, l’exemption est accordée.

Bref, à la mi-janvier 1918, la mesure n’a pas conscrit plus de 10 000 soldats. C’est un échec encore plus lamentable que celui qu’avait prédit Laurier. On se rend maintenant compte sur les banquettes ministérielles que la conscription est une faillite, écrit Sir Wilfrid dans une lettre. Le gouvernement laisserait volontiers sombrer cet acte dans l’oubli, note-t-il désabusé, mais les aveugles, les fous, les mécréants qui ont pressé le gouvernement à user de contrainte, continuent de tenir la menace suspendue sur sa tête.

Au milieu de tout ce brouhaha politique, les affaires demeurent les affaires. La Canada Cement a réalisé 11 millions de bénéfices. M. Flavelle dirige le Bureau impérial des munitions qui distribue les contrats de fournitures militaires. Il préside également la Compagnie Flavelle, qui s’est vue confier la lourde responsabilité de nourrir l’armée. Dans ce domaine, on n’est jamais si bien servi que par soi-même et l’inspiration vient souvent de haut. Plusieurs millions de bénéfices ont déjà récompensé le loyalisme au-dessus de tout soupçon de Flavelle. Cinq millions au seul chapitre du bacon. Le brave homme fait son beurre avec les boys et son bacon avec la guerre.

Au lendemain de la Grande Guerre, on fera le bilan de la participation canadienne. Durant le conflit, 600 000 hommes et femmes ont servi dans les forces armées. Seulement 35 000 d’entre eux étaient canadiens-français et de ceux-ci, plus de la moitié ne sont jamais montés au front. La participation québécoise a été plus que modeste. Des 15 000 volontaires qui se sont engagés avant la conscription, au moins la moitié provenaient des communautés canadiennes-françaises hors Québec.

Lorsqu’on est saisi par la tentation de la guerre au Canada, les plus pragmatiques et les moins émotifs ne sont pas toujours ceux qu’on imagine ! Au début du XXe siècle, les Canadians avaient trop lu de romans cocardiers britanniques. Aujourd’hui, au début du XXIe, ils regardent beaucoup trop d’émissions de télévision patriotardes états-uniennes.