Les Betsiamites veulent une souveraineté partagée

Les droits ancestraux ne se réduisent pas à la pêche ou la chasse

Bien qu’elle fasse couler beaucoup d’encre, la bataille juridique de Raphaël Picard vient d’être plébiscitée.

Le 17 août dernier, 59 % des électeurs de Betsiamites lui ont accordé un troisième mandat, face à René Simon, ancien chef de 1983 à 1986 puis de 1996 à 2002 et farouche partisan de la négociation dite de l’Approche commune.

Malgré la signature, avec le gouvernement du Québec et les communautés d’Essipit, Mashteuiatsh, et Natashquan d’une entente de principe au printemps 2004, Betsiamites s’est retirée de la table de négociations pour faire valoir la primauté des droits ancestraux innus sur le Nitassinan (territoire revendiqué de 138 000 km² allant du Saint-Laurent au réservoir Caniapiscau, incluant Forestville et Baie-Comeau, soit 8 % de la superficie du Québec).

D’après Pierre Trudel, professeur d’anthropologie au Cégep du Vieux-Montréal et spécialiste des questions autochtones, une telle revendication est dans l’ordre des choses. « Les droits ancestraux existent parce que le Canada a imposé et affirmé de lui-même sa souveraineté sur des territoires occupés par les Premières Nations. En échange, il doit concilier – et c’est l’esprit de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et de la logique des droits ancestraux – les droits des Premiers habitants avec ceux des autres habitants du Canada. »

Depuis les années 1970, une nouvelle génération de traités modernes tend à « éteindre » les droits ancestraux en échange d’une définition plus stricte des usages et du partage du territoire reconnu aux Nations signataires par les gouvernements. « Or, selon Pierre Trudel, ces droits ne se limitent plus à l’usage du territoire. Et dans ces traités modernes, il est question d’indemnisation du passé parce que souvent on a développé ces territoires sans tenir compte des droits de leurs occupants. Des sommes d’argent sont données en compensation. On délimite également différentes catégories de territoire, comme dans le cas de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ, 1975), en définissant un droit d’exclusivité sur la réserve et des droits d’usage sur le reste du territoire reconnu, ainsi que le droit d’être consulté quant au développement de celui-ci. Et, de plus en plus, comme c’est le cas pour les négociations du traité avec les Innus, on parle du droit à un gouvernement et à un système juridique autochtones. »

Désireux d’obtenir bien plus que la reconnaissance de certains droits d’usage (pêche, chasse, piégeage, cueillette) sur leur Nitassinan, les Betsiamites ont donc choisi de se retirer de la table de négociation et de profiter des précédents juridiques établis au cours des dernières années par la Cour Suprême pour faire progresser la reconnaissance de leur titre indien, donc de leur souveraineté territoriale.

En 1997, le jugement Delgamuukw définissait le titre aborigène comme droit d’occupation et d’usage exclusif d’un territoire par une Nation autochtone. Depuis 2004, les arrêts Taku River et Haïda obligent les gouvernements à consulter et à s’accommoder avec les Premières Nations, même dépourvues de traités.

Pierre Trudel voit dans le jugement rendu le 17 juin 2005 par la juge Grenier (relatif au conflit de l’île René-Levasseur) une étape importante dans la démarche de reconnaissance du titre aborigène innu. En effet, la juge y dénonce explicitement l’attitude du gouvernement du Québec tendant à minimiser l’occupation historique par les Innus du territoire qu’ils revendiquent et à réduire leurs droits ancestraux à la pêche, la chasse, la trappe et la cueillette sur l’argument du nomadisme historique des populations innues. En plus de rappeler l’obligation de consulter et d’accommoder, ce jugement annonce la reconnaissance imminente du titre aborigène aux Innus.

Portant cette cause sur la scène internationale, Raphaël Picard précisait son objectif devant l’Instance permanente des Nations Unies sur les Questions autochtones en avril dernier: « Ce que nous recherchons, à très court terme, c’est de définir un cadre dans lequel les Premières Nations participeraient à la gestion du développement des terres et des ressources. Ce cadre de cogestion inclurait les principes de développement durable qui sous-tendent les activités des peuples autochtones depuis des siècles. Il s’agit d’une gestion et d’une souveraineté partagées du territoire, dont l’objectif est commun, soit celui de l’essor socioéconomique de nos communautés basé sur un développement durable des ressources. »

Territoire et ressources font donc partie du même dessein. D’où l’intérêt, fort d’un arsenal juridique suffisant, d’une vaste offensive juridique contre l’exploitation commerciale et unilatérale des ressources hydrauliques, forestières et, par mesure de prévention, minières. Ainsi, en plus des poursuites menées en 2005 contre une trentaine de compagnies forestières et les gouvernements du Québec et du Canada quant à l’exploitation de la forêt boréale et la menace pesant sur la biodiversité de l’île René-Levasseur, le chef Picard s’est lancé dans une nouvelle série de poursuites en 2006. D’abord en février, contre 2 800 titres d’exploration minière. Puis en juin, contre 50 ans de développement hydroélectrique privé et public pour quelques 11 milliards $. À ce jour, 15 milliards $ sont exigés dans cette offensive. Est-ce exagéré ?

« Ça peut paraître démesuré, explique Pierre Trudel. Mais lorsqu’on regarde ce qui s’est passé il y a quelques années avec les Cris, c’est dans la normalité des choses! Les Cris revendiquaient $5 milliards, strictement reliés au non-respect de la CBJNQ et c’est ce qui a obligé le gouvernement québécois à négocier la Paix des Braves, en 2002. Mais les Cris avaient déjà été indemnisés auparavant, avaient déjà signé un traité avec le gouvernement du Québec », qui ne respectait toutefois pas leur droit de consultation et les promesses de développement économique conformément à l’article 28 de la CBJNQ. « Ils ont poursuivi et obtenu 5 milliards $ sur 50 ans. Les Innus, quant à eux, revendiquent des indemnisations plus considérables parce qu’il y a eu plus de barrages hydroélectriques et de développement forestier depuis plus longtemps sur leur territoire ».

Jusqu’ici, le gouvernement libéral a témoigné de peu de volonté politique dans le dossier du traité innu. Mais à la veille d’élections, un gouvernement serait bien aise de conclure une entente historique. Aussi le gouvernement Charest a confié à son nouveau négociateur en chef, L.Yves Fortier, le mandat de conclure une entente pour le début 2007.