L’importance d’être importuns à plusieurs et en même temps

Harper veut reproduire la grande coalition bushienne entre les intérêts pétroliers, la droite religieuse et le lobby israélien.

On se sépare ! » pouvait-on lire dimanche 6 août sur la pancarte d’un manifestant libanais qui, avec 15 000 autres personnes, attendait le départ de la manifestation au Parc Lafontaine à Montréal. « Je passe au bleu », me dit-il pour signifier sa rupture avec le Canada. « Il faut se séparer de ce pays-là », ajoutait-il comme s’il venait tout à coup de prendre conscience, à la vue de la condamnation massive par le Québec de la politique du gouvernement Harper au Moyen-Orient, du clivage historique entre le Québec et le Canada anglais sur les questions de guerre et de paix.

L’appel à la manifestation lancée conjointement par le libéral Denis Coderre, le bloquiste Gilles Duceppe, le péquiste André Boisclair, le syndicaliste Henri Massé et Françoise David de Québec solidaire fut suivi par des déclarations appelant au cessez-le-feu du libéral Jean Charest et de l’adéquiste Mario Dumont. Un si large éventail de forces politiques québécoises se coalisant pour s’opposer au gouvernement de Stephen Harper sur une question aussi fondamentale que la guerre ne pouvait qu’énerver les fédéralistes et l’éditorialiste André Pratte de La Presse fut envoyé au front pour ramener tout le monde dans le rang.

Dans un éditorial intitulé « Les importuns » (5 août), André Pratte trouve « franchement déconcertant de voir tous ces politiciens provinciaux plonger jusqu’au cou dans une affaire relevant sans l’ombre d’un doute de la juridiction d’Ottawa ».

« André Boisclair a-t-il déjà géré une crise internationale ? Combien de fois Mario Dumont a-t-il participé au Sommet du G8 ? » écrit Pratte avant de laisser tomber : « Ils se sentent importants, ils ne sont qu’importuns. » Les politiciens provinciaux ne sont, selon ses propres mots, que des « gérants d’estrade ». Même la déclaration du premier ministre Charest « était de trop », selon Pratte. « La seule réponse appropriée aux questions des journalistes était : “ Cette question relève du gouvernement du Canada. ” »

Les questions internationales devraient être du ressort exclusif du gouvernement fédéral… et des éditorialistes de La Presse ! Les politiciens provinciaux devraient demeurer… provinciaux ! Et se contenter de jouer dans leur carré de sable en s’en tenant aux questions de santé, d’éducation et du déséquilibre fiscal.

Par un détour aussi surprenant qu’inattendu, la position de Pratte a trouvé écho chez le souverainiste Mathieu Bock-Côté. Ardent promoteur depuis quelques années d’un projet souverainiste de droite, Bock-Côté a vu dans les succès de Stephen Harper au Québec la confirmation de ses thèses. « Ce n’est pas, écrit-il dans La Presse du 9 août, malgré son conservatisme qu’Harper est parvenu à gagner la sympathie des Québécois, mais grâce à lui. »

Évidemment, le recul de Harper dans les sondages par suite de ses positions sur le Moyen-Orient incommode Bock-Côté. Mais cela ne serait que très conjoncturel. « Il est très probable qu’une fois la crise libanaise passée, la popularité de Harper au Québec sera à nouveau en hausse », écrit-il.

Autrement dit, quand les politiciens provinciaux – particulièrement les souverainistes – retrouveront leur carré de sable et que les questions de santé, d’éducation et de déséquilibre fiscal occuperont à nouveau l’avant-scène politique, ils réaliseront la nécessité de rompre avec le discours social-démocrate et de s’engager dans une surenchère à droite avec Stephen Harper et la droite religieuse canadienne-anglaise.

Mathieu Bock-Côté a tout faux. Il se laisse aveugler par son désir de promouvoir son programme de droite. La crise internationale ne s’estompera pas. Le conflit libanais et palestinien n’est compréhensible que dans le cadre plus général de l’offensive de l’axe de l’anglo-saxon et d’Israël pour dominer une zone qui comprend également l’Irak, l’Afghanistan, l’Iran et l’Asie centrale.

L’enjeu est le contrôle des champs pétrolifères et gaziers et des oléoducs. Le président Bush, le vice-président Cheney, la secrétaire d’État Condoleeza Rice viennent tous du milieu pétrolier, tout comme le premier ministre Stephen Harper, un ancien employé de l’Imperial Oil.

La crise internationale de cet été va avoir des effets durables sur la politique canadienne. Nous voyons Stephen Harper courtiser le lobby pro-israélien en prenant résolument partie pour Israël dans le but de scissionner le Parti libéral.

Déjà, l’homme d’affaires Gerry Schwartz, chef de l’empire Onex, un conseiller de l’ex-premier ministre Paul Martin, a fait l’éloge de Stephen Harper. Avec d’autres personnes, il a fait paraître une publicité dans un journal de Cornwall – où se réunissait cet été le caucus conservateur – félicitant le premier ministre de sa position sur le Proche-Orient. Son épouse, Heather Reisman, patronne du réseau Indigo Books & Music, dirigeante libérale dans les années Trudeau, vient de changer d’allégeance de façon « totale et sans équivoque ».

Harper veut reproduire au Canada la grande coalition qui a donné aux États-Unis deux mandats au président Bush, soit l’alliance entre les intérêts pétroliers, la droite religieuse et le lobby israélien. Le gouvernement Harper est en partie issu de la droite religieuse canadienne-anglaise et dans The Pilgrimage of Stephen Harper (ECW Press), l’auteur Lloyd Mackey rapporte qu’au lendemain de son élection à la tête de l’Alliance canadienne Stephen Harper avait donné mandat à Stockwell Day de tisser une alliance entre la droite chrétienne et le lobby pro-Israël, sur le modèle de celle intervenue aux États-Unis au sein du Parti républicain.

Stockwell Day aurait alors, selon Lloyd Mackey, contacté Charles McVety, président du Canada Christian College, une école de Toronto qui travaille en étroites relations avec plusieurs grandes congrégations charismatiques, et Frank Diamant, vice-président du B’nai B’rith juif. Au beau milieu du conflit libanais, McVety et Diamant ont émis la même journée un communiqué d’appui au gouvernement Harper.

« L’appui à l’État hébreu et l’alignement sur Washington trouveront difficilement un écho favorable » dans l’opinion publique québécoise parce que celle-ci serait « ralliée à un isolationnisme ne considérant plus la politique étrangère que du point de vue de l’humanitarisme onusien », écrit Bock-Côté avec, me semble-t-il, le même mépris que celui qu’il porte à toutes les valeurs progressistes du peuple québécois.

Il ne vient même pas à l’esprit de Bock-Côté que le pacifisme des Québécois reflète sa situation de peuple opprimé et une sympathie naturelle, par effet d’identification, aux peuples opprimés de la Palestine et du Liban, ni que la question de la guerre pourrait constituer un levier extraordinaire pour la réalisation de l’indépendance du Québec.

Le Québec a toujours refusé d’appuyer et de participer aux guerres qu’il jugeait impérialistes. Cela est tout à son honneur. Bock-Côté ne voit pas que le réalignement politique en train de s’opérer au Canada et au Québec à la faveur de la guerre au Liban pourrait ouvrir des perspectives extraordinaires au mouvement souverainiste.

Rappelons-nous que la première motion en faveur de l’indépendance du Québec déposée à l’Assemblée nationale du Québec l’a été par le député J-N. Francœur lors de la crise de la conscription de 1917.

Rappelons-nous des imposantes manifestations lors du déclenchement de la guerre contre l’Irak où la question de la paix a permis de réaliser une unité sans précédent du peuple québécois en surmontant les clivages linguistiques et ethniques.

« On se sépare ! » brandissait sur sa pancarte ce manifestant libanais. « On se sépare ? » Oui, si nos politiciens souverainistes réussissent à se hisser au rang de véritables hommes politiques. Oui, s’ils démontrent l’incompatibilité entre, d’une part, le financement de la santé, de l’éducation, le règlement du déséquilibre fiscal et, d’autre part, les dépenses astronomiques consacrées à l’armement. En un mot, s’ils prennent position pour les besoins du peuple et contre les appétits des marchands d’armes et des intérêts guerriers. L’urgence et la nécessité de la souveraineté s’imposeront alors tout naturellement. L’affaiblissement du Canada guerrier qui en résultera sera notre contribution à la paix.