La désuétude industrielle est une arnaque

L’épuisement de la ressource est une maladie forestière

Abitibi-Consolidated et Domtar en tête, plusieurs compagnies papetières invoquent la désuétude économique pour réclamer des rabais moyens de 30 % des taxes municipales grevant leurs usines. Dans ce qui s’annonce comme la cause type de cette offensive, généralisée, Abitibi-Consolidated revendique devant le Tribunal administratif du Québec (TAQ), une dévaluation de 56 M $ à 32 M $ de sa division Laurentides au rôle triennal d’évaluation foncière des années 2004, 2005 et 2006 à Shawinigan. Le Québec compte une centaine d’usines majeures de pâtes et papiers et de transformation du bois évaluées à près de 2 G $.

La désuétude économique, un argument juridique inédit à ce jour dans l’industrie forestière québécoise, réfère à la dévaluation d’installations industrielles sous les coups de facteurs extérieurs, chroniques et incontrôlables comme la diminution de la ressource, la hausse du dollar ou celle du prix du pétrole. « Une dizaine de compagnies au moins réclament une dévaluation basée non sur la vétusté ou sur la conjoncture, mais sur les parts de marché perdues aux mains de compétiteurs tels le Brésil, la Chine ou les USA. Comme si ces industriels désespéraient de regagner un jour les parts de marché perdues », explique Jacques Brisebois, responsable du dossier « forêts » à l’Union des municipalités du Québec (UMQ).

C’est la désuétude économique qu’invoque, depuis novembre dernier, la multinationale américaine IBM devant le TAQ pour rogner de 46 M $ à 18 M $ l’évaluation de son usine de Bromont. La désuétude économique a aussi été invoquée en 1993 dans des recours en compensation par des propriétaires d’immeubles situés au sud de la route 344, en face de la célèbre pinède d’Oka, coeur de la crise de l’été 1990.

La papetière montréalaise Domtar utilisera ce même argument dans pas moins de quatre recours devant le tribunal administratif dans les prochains mois pour dévaluer de 30 à 50 % ses usines de Windsor, Lebel-sur-Quévillon et Malartic en Abitibi.

Avant d’aboutir au TAQ, cependant, les parties doivent négocier. Les négociations, justement, sont dans l’impasse en Outaouais où, selon son directeur général Mario Boyer, la municipalité de Thurso oppose une fin de non-recevoir catégorique à une dévaluation de 52 % de l’usine de Papiers Fraser. Thurso sert généralement de ville-référence à Rivière-du-Loup, où les discussions avec S.S. Soucy se poursuivent. La ville de Québec et la papetière Stadacona pourraient elles aussi en découdre dans quelques mois, toujours sur le principe de la désuétude industrielle : « Toutes les papetières, dit le directeur du service d’évaluation Jean-Guy Kirouac, font le même exercice pour les mêmes motifs ! » La ville attend donc une contestation dès le dépôt prochain de son rôle triennal d’évaluation foncière.

Le maire de ville de Saguenay, Michel Fortin, attend lui aussi une réclamation : 20 % pour l’usine Kenogami d’Abitibi-Consolidated. Dans le même temps, Abitibi Consolidated encore et Temlam, une filiale de Tembec, réclament respectivement des rajustements de 10,5 et 30 % de l’évaluation de leurs installations à Amos. « On discute avec plusieurs municipalités », reconnaît Denis Leclerc, directeur principal des affaires publiques chez d’Abitibi Consolidated.

La désuétude économique s’avère déjà rentable pour quelques entreprises. Sur la base de requêtes initiales de 30 %, elle a permis à Tembec et à Papiers Fraser d’engranger des réductions fiscales de 10 % à Temiscaming et à Gatineau. Bowater et l’agglomération de Dolbeau-Mistassini s’approchent aussi d’un accord, à en croire le maire Georges Simard; l’entreprise réclamait 40 % de dévaluation lors des premières rencontres. Seule Kruger, d’après Jean Benoît du service municipal des évaluations, vogue à contre-courant de cette vague déflationniste, pour avoir récemment paraphé une évaluation en hausse de ses deux usines de Trois-Rivières.

Le TAQ va établir une jurisprudence avec la désuétude économique qui affectera toute l’industrie forestière, prévient Jacques Brisebois de l’UMQ, et qui pourrait déstabiliser plusieurs villes mono-industrielles. Une entreprise comme Domtar génère en effet 45 % des revenus fonciers de Thurso et 40 % du budget de Lebel-sur-Quévillon, une dépendance étroite qu’on retrouve dans plusieurs régions ressources du Québec.

L’économie de 245 municipalités du Québec dépend principalement de l’industrie forestière, 88 d’entre elles sont considérées villes mono-industrielles, 55 sont tributaires de la transformation primaire du bois.

Les municipalités, surtout les plus petites, se regroupent pour résister à cette offensive des papetières. Plusieurs, comme Shawinigan, craignent de se voir réclamer des taxes perçues au cours des dernières années. D’autant que de nombreuses compagnies forestières prendront vraisemblablement elles aussi le train de la contestation d’ici le 1er avril, date limite de l’enregistrement des procédures en révision devant le TAQ. Les trois-quarts (74 %) en effet des municipalités de la province terminent actuellement la confection d’un nouveau rôle triennal d’évaluation foncière pour les années 2007-2008 et 2009.