Mémoire et culture de bois, une vraie coupe à blanc

Le Combat contre la langue de bois réhabilite l’indignation

J’en peux plus. Aujourd’hui, on ne dit plus rien. Et quand on ose dire, il faut ensuite s’empresser de s’excuser ! » Ce ras-le-bol de D. Kimm, directrice du Festival Voix d’Amérique, lui a donné l’idée d’organiser Le Combat contre la langue de bois, dont la troisième édition s’est déroulée le 7 févier dernier. Les spectateurs étaient nombreux dans la chaleureuse Sala Rossa pour écouter le discours des neuf pugilistes. Exit le politiquement correct ! Le temps d’une soirée, chaque orateur a pu laisser tomber les barrières pour s’indigner d’une situation préoccupante. Le tout en six minutes sous peine d’être interrompu par les musiciens.

L’animateur de la soirée, Jacques Bertrand de l’émission Macadam Tribus, a tout de suite donné le ton : « Nous sommes ici pour sacrer une volée à la langue de bois, pour la transformer en copeaux ou même en bran de scie ». La performeuse Nathalie Derome a été la première à se commettre en dénonçant la disparition d’une ressource naturelle : la bonne humeur. « On s’en va vers une amertume nationale, nous devenons un peuple aigri ». Son remède ? « La bonne humeur, c’est comme un organe. Il faut la protéger, la garder saine et il faut que ça serve une fois de temps en temps ».

Denis Rainville, auteur-compositeur, notamment de la trame sonore du film L’Ange de goudron, la suit sur scène et le combat prend tout son sens. La cible : les papes bien-pensants. La méthode : donner des noms. Le départ est canon : « Chaque langue de bois a ses oreilles de crisse ». Il en a contre Guy A. Lepage, « le souverain pontife parmi les souverains pontifes », celui qui confesse, absout et dont l’émission n’est qu’ « une grande messe de wannabe, une communion des brebis ».

Tout le monde y passe. Le prélat Richard Martineau qui distribue ses épîtres et ses sermons. André Pratte et ses jugements derniers. Lucien Bouchard et son purgatoire lucide. Pour conclure cette analogie religieuse, un puissant crochet à la mâchoire : « Œil de bois, mémoire de bois, langue de bois, culture de bois. On assiste à une véritable coupe à blanc. » La réaction de l’auditoire confirme que le point de vue est partagé.

Après ce discours enflammé, Ginette Noiseux, directrice de l’Espace Go, s’est doucement amenée sur scène. Mère de plusieurs enfants, elle dédie son texte à son fils de 16 ans en colère. Elle dénonce l’état actuel de la famille et, par prolongement, l’individualisme et le désintéressement. Un réquisitoire qui se termine par cet appel vibrant: « Hurle, mon fils que j’aime. Que ton hurlement aigu, violent, soit un cri de ralliement pour ceux qui ne sont plus capables de t’entendre hurler ta solitude ».

Le texte le plus surprenant a été livré par l’homme de théâtre, Stéphane Crête. Au moment où l’environnement est devenu LE sujet, à tel point que le gouvernement fédéral tente d’en faire une de ses priorités, Crête décroche et nous jette à la gueule son désabusement. Ironique, il s’adresse à ces « chers naïfs » et leur lance que « ses espoirs de sauvetage de l’humanité, il les crisse dans le bac de récupération ». Tous les petits gestes ne servent à rien « tant qu’il va y avoir des gros crisses qui font des gros gestes ».

Des propos choquants, livrés avec fougue, qui prennent tout leur sens lorsque Crête délaisse l’ironie et avoue: « J’ai rien de plus à offrir, je fais juste te dire mon désarroi et mon désenchantement ». Une intervention pleine d’originalité, en opposition au concept d’engagement, moteur de toutes les autres interventions.

En début de deuxième partie, l’urbaniste Dinu Bumbaru. Directeur d’Héritage Montréal, peu habitué à la scène, débarquant à peine d’un avion en provenance du Japon, il livre un discours quelque peu décousu. Des thèmes intéressants tout de même, comme l’absence d’intérêt pour l’architecture et la nécessité de réfléchir sur la protection du patrimoine et la culture.

Un sentiment de malaise s’est emparé d’une partie de la salle avec la prestation de la réalisatrice et actrice Micheline Lanctôt. L’autre moitié était plutôt admirative en écoutant le rap de cette femme coiffée d’un capuchon. « Pour être intelligent, il faut prendre son temps », scandait-elle en dénonçant le court laps de temps alloué aux participants du Combat contre la langue de bois. « Six minutes à dix, c’est un concours de popularité », lance-t-elle en soulignant qu’« on aime mieux les infos internationales, car c’est loin et c’est pas de notre faute ». Audacieuse ou déplacée ? Les avis étaient partagés, mais sa prestation a certainement frappé l’imaginaire.

Monique Giroux, animatrice à la radio de Radio-Canada, a livré un texte centré exclusivement sur elle-même. Avec une question : « Qu’est-ce qui ne se dit pas ? » Son poids, son homosexualité, son accent… sujets de peu d’intérêt pour un public, à mille lieux des lecteurs compulsifs d’Écho Vedetttes, un public qui ne demandait pas de détails sur la vie personnelle, mais bien du contenu.

Pour sa part, le réalisateur Robert Morin a contesté l’affirmation de l’omniprésence de la langue de bois. Peut-être sévit-elle en période électorale, mais les politiciens n’hésitent pas à être cinglants lorsqu’ils sont dans l’opposition et à avouer presque candidement, lorsqu’ils sont élus, qu’ils ne pourront réaliser leurs promesses électorales. « Plus les politiciens parlent pour rien dire, plus ils sont hauts dans les sondages », constate Morin. Pourquoi les partis politiques davantage axés sur le contenu, comme le Parti Vert, récoltent-ils aussi peu de votes ? « C’est parce que les gens sont paresseux et que les partis à contenu les forcent à réfléchir. Quand un parti te dit : Fais-moi confiance. C’est bien plus reposant. » Des propos qui ont déclenché un rire… jaune !

L’invité d’honneur du Festival des Voix d’Amérique, Richard Desjardins, a terminé la soirée en nous entretenant de l’un de ses sujets de prédilection, la forêt, avec une chronologie des événements des vingt dernières années. Les spectateurs ayant visionné L’Erreur Boréale étaient en terrain connu. D’où une certaine déception. Car Richard Desjardins sait convaincre, faire rire et émouvoir avec crédibilité sur de nombreux sujets. Mais il est vrai que, pour que les choses changent, il faut en parler jusqu’à plus soif, pour qu’enfin les gens réalisent qu’ils n’ont plus le choix d’agir. Somme toute, ce Combat contre la langue de bois a, d’une certaine façon, réhabilité le droit de s’indigner. En espérant que suite, à la parole viendra l’action.