Qui parlera du nouveau Montréal ouvrier ?

Le Devoir du 10 février révélait le contenu d’un rapport ultra-confidentiel du Bloc québécois pour expliquer le « désastre » électoral des souverainistes à Québec.

Rédigé par la vice-présidente Hélène Alarie, le document parle de la perception de « l’impérialisme montréalais » véhiculé par le parti souverainiste. Selon Mme Alarie, une grande partie de l’électorat de la région Québec-Chaudières-Appalaches « ne voit pas nécessairement comme un modèle à imiter le Montréal multiethnique, le Montréal du village gai, le Montréal étonnamment anglais dans son centre ville, qu’ils découvrent à la télévision ou lors de visites dans la métropole. »

Cette image déformante et caricaturale de Montréal véhiculée par les médias est utilisée à des fins politiques pour creuser le fossé entre la métropole et les autres régions du Québec. Le « mystère » de Montréal est à la fois plus complexe et plus simple.

Le village gai se limite à un territoire compris entre deux stations de métro (Beaudry et Papineau). Faut-il rappeler que le métro compte 65 stations et qu’il ne couvre qu’une infime partie du territoire de l’île de Montréal ? Selon l’Institut de la Statistique du Québec, la population gaie oscille entre 6 et 10 % de la population et la majorité des gais de Montréal n’habitent pas et ne veulent pas s’identifier au village gai.

Le Montréal multiethnique est certes une réalité, mais Montréal demeure la métropole la plus homogène d’Amérique du Nord. Les Blancs forment 86,8 % de la population et 84 % de la population se déclare de tradition catholique. Les Noirs constituent 3,9 % de la population de l’île.

Avec le débat sur les accommodements raisonnables, les juifs hassidiques et les musulmanes voilées ont occupé beaucoup d’espace médiatique. Mais il y a à peine 10 000 juifs hassidiques à Montréal – ce qui représente 12 % de la communauté juive – et ils sont concentrés dans un quartier plus petit que le village gai.

Le nombre de musulmans s’élève à 109 000 personnes sur la population totale de plus de 1 million 812 mille de l’île de Montréal en 2001. De ce nombre, à peine 15 % se rendent à la mosquée à tous les vendredis. Seulement un quart des musulmanes porterait le voile. Les musulmans ne vivent pas en ghetto et résident partout dans l’île. Historiquement, les musulmans d’origine indo-pakistanaise, plus familiers avec la langue anglaise, se sont installés dans l’Ouest de l’île, ce qui n’est pas le cas des arabo-musulmans francophones. Quant à la population sikh, elle s’établissait en 2001 à 8220 personnes et à peine 5 % à 10 % portent le kirpan.

Toute cette attention portée sur le village gai et les communautés ethniques occulte les clivages sociaux, linguistiques et politiques fondamentaux de Montréal. Remettons les choses en perspectives. Montréal n’est pas d’abord une ville anglaise, riche et homogène. Sur l’ensemble de l’île de Montréal, environ 53 % de la population se déclare francophone, 29 % allophone et 18 % anglophone. La vieille fracture entre l’Est de Montréal francophone et pauvre et l’Ouest anglophone et riche n’est plus ce qu’elle a déjà été. Mais il est exagéré de croire que la loi 101 et l’exode des anglophones qui a suivi son adoption ont oblitéré les vieilles divisions. L’anglais demeure en position de force sur le plan socio-économique.

À l’aide de documents produits par la Conférence régionale des élus, nous avons produit un tableau comparatif, basé sur les données de l’an 2000, des arrondissements (dont certains sont depuis des villes reconstituées) de l’ensemble de l’île selon les revenus et la langue parlée à la maison.

Dans les 27 arrondissements, il y en a 12 où le revenu moyen est inférieur à la moyenne montréalaise. Dans un seul d’entre eux, l’anglais est plus parlé que le français (29 % versus 21 %), soit l’arrondissement 5 Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce où il y a une très forte concentration d’immigrants. Dans les 15 arrondissements où le revenu moyen est supérieur à la moyenne, il y en a une majorité (8) où l’anglais est la langue la plus parlée à la maison.

Les écarts sont considérables entre l’arrondissement anglophone de 32 Westmount où le revenu moyen est de 142 660 $ et des arrondissements à majorité francophone comme 16 Mercier–Hochelaga-Maisonneuve (39 156 $), 25 Rosemont–Petite-Patrie (38 321 $), le 28 Sud-Ouest (37 113 $ ), 18 Montréal-Nord (35 231 $), 31 Villeray–St-Michel–Parc-Extension (34 241 $), tous bien au-dessous de la moyenne montréalaise de 49 452 $. Des disparités de revenus qui se traduisent, par exemple, dans le fait que l’espérance de vie d’un homme résidant dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve est de onze ans inférieure à celle d’un résident de Westmount.

Pourquoi n’entend-on jamais parler du fait que 30 % de la population montréalaise vit sous le seuil de la pauvreté ? Que ce chiffre comprend des travailleurs et des travailleuses, des « working poors » comme aux États-Unis, et où francophones et membres des communautés ethniques se retrouvent à partager le même sort ?

Pourquoi ignore-t-on le Montréal des milieux modestes ? Est-ce parce que les syndicats ont trop de difficulté à syndiquer cette main d’œuvre qui occupe souvent des emplois atypiques ? Que cette nouvelle classe ouvrière du secteur des communications, des jeux vidéo et des services ne se reconnaît pas encore comme telle malgré des conditions salariales misérables et de travail calquées sur le vieux taylorisme industriel ?

Ou bien est-ce parce qu’on a réussi à remplacer dans le discours public les divisions entre classes sociales par d’autres démarcations ? La ligne de partage entre la gauche et la droite se situe-t-elle aujourd’hui entre partisans et adversaires du mariage gai ? Belinda Stronach est-elle de « gauche » parce qu’elle est favorable au mariage entre conjoints de même sexe, comme l’affirment les médias ?

La situation est similaire au plan linguistique. Qui se préoccupe aujourd’hui que la moitié des allophones immigrés dernièrement à Montréal y travaillent surtout ou exclusivement en anglais ? Que plus de la moitié des étudiants allophones ayant fait leurs études primaires et secondaires en français fréquentent par la suite le cégep anglophone ? Que les universités anglophones McGill, Concordia et Bishop comptent plus de 25 % des inscriptions universitaires, alors que les anglophones nés au Québec ne représentent même pas 5 % de la population québécoise? Qu’on va accorder 1,8 milliard pour un CHU anglophone ? Et, finalement, que 55 % des allophones s’assimilent aux anglophones, alors qu’au moins 85 % d’entre eux devraient s’assimiler aux francophones pour simplement maintenir la répartition linguistique actuelle de la population du Québec ?

Doit-on se surprendre que des allophones souverainistes croient dur comme fer que la loi 101 fait de Montréal une ville officiellement bilingue ? Et que les gens de Québec et des autres régions ne se reconnaissent pas dans « ce Montréal étonnamment anglais » ?

Pour corriger cette image, les souverainistes montréalais ont du pain sur la planche. Ils doivent se faire les porte-parole du nouveau Montréal ouvrier francophone et multiethnique. Ils doivent éviter de s’empêtrer dans les débats déraisonnables dictés par l’interprétation multiculturaliste et fédéraliste des Chartes des droits et se concentrer plutôt sur les véritables enjeux linguistiques et nationaux.

.Montréal a été le berceau du mouvement indépendantiste. C’est parce que Montréal était également le fer de lance du mouvement ouvrier québécois et de la lutte pour le Québec français. Ce n’était pas un Montréal « impérialiste ». C’était un Montréal auquel le reste du Québec s’identifiait parce que Montréal était à l’avant-garde de la lutte d’émancipation nationale et sociale et qu’on savait que la victoire était impossible sans Montréal.

On parle beaucoup de « l’identité québécoise ». Faut-il rappeler qu’à Montréal, ses racines sont avant tout populaires et française. Au plan politique, cela se traduit par la social-démocratie, la loi 101 et l’indépendance nationale.