Ses négociateurs sont à la solde des États-Unis

Alors que le Costa Rica a le plus à perdre du libre-échange

En 2003, les gouvernements de cinq pays centroaméricains (Nicaragua, Salvador, Honduras, Guatemala et Costa Rica) signaient, avec les États-Unis et la République dominicaine, l’Accord de libre-échange Amérique centrale et République dominicaine (ALÉAC-RD).

Mais les choses changent même dans la « soumise » Amérique centrale. Au Nicaragua, les sandinistes de Daniel Ortega sont de retour au pouvoir; au Guatemala, Rigoberta Menchu est candidate à la présidence; au Costa Rica, la population se mobilise pour rejeter l’ALÉAC-RD.

Le Costa Rica est une exception, en Amérique latine, nous dit Eva Carazo Vargas, du Mouvement costaricain pour une agriculture organique. « On parle, écrit-elle, d’un pays sans armée qui a longtemps employé ses revenus pour investir en santé, dans les assurances et en éducation de même que dans des infrastructures comme l’électricité et les télécommunications. »

Suivant une logique de solidarité et d’accessibilité pour tous, la constitution du pays oblige l’État à garantir des services publics à la population quel que soit le pouvoir d’achat des familles.

Cela a permis aux Costaricains d’atteindre un niveau de vie élevé par rapport à leurs voisins. Aujourd’hui encore, l’ONU classe le pays au 47e rang mondial pour l’indice de développement humain.

Mais les programmes d’ajustement structurels des années 1980 ont sérieusement détérioré des institutions publiques autrefois exemplaires. Les niveaux de corruption et d’impunité sont devenus maintenant tels que le milieu des affaires peut désormais évoquer l’inefficacité du secteur public et suggérer son remplacement par l’initiative privée.

« Le traité de libre-échange, dit Eva Carazo, va rendre ces tendances permanentes et faire d’elles pratiquement l’unique voie de développement possible. » Le traité permet au Costa Rica d’exporter davantage de biens aux États-Unis (textiles, sucre, poissons, fruits et légumes) en échange d’un abaissement de ses barrières tarifaires sur les produits agricoles, les biens manufacturés et les services états-uniens (banque, santé, assurances, etc.).

Les négociations précédant l’ALÉAC-RD, raconte Eva Carazo, n’ont même pas duré un an. Du côté costaricain, elles étaient menées par des hauts fonctionnaires du ministère du Commerce extérieur (Comex), tous étroitement liés à des intérêts corporatifs.

On a appris, plus tard, que ces négociateurs, détenteurs d’un mandat stratégique pour le pays, avaient été rémunérés par la Fondation Costa Rica-États-Unis, une agence spécialement créée pour acheminer ces fonds en provenance de l’Agence états-unienne pour le développement international (USAID).

Les négociateurs costaricains (qui ont quasiment tous démissionné quand l’affaire a été rendue publique) ont ainsi reçu plus de 900 000 dollars de la partie adverse.

De plus, avant les négociations, plusieurs secteurs de la population avaient demandé à participer au moins à la définition des seuils minima et maxima de l’accord et à pouvoir observer le déroulement des travaux.

Le Comex a préféré une « consultation » préalable qui a produit des centaines de recommandations qu’il était ensuite libre de suivre ou de ne pas suivre. Le contenu des rondes de négociations a ensuite été déclaré « confidentiel » au motif de ne pas « divulguer une stratégie nationale ».

En 2004, une fois le traité signé par le président d’alors, Abel Pacheco, les Costaricains ont eu la désagréable surprise d’apprendre que les entreprises publiques d’assurances, de télécommunications et d’électricité étaient admissibles à la « libre » compétition. Et, cela, malgré les promesses contraires du président lui-même, réitérées tout au long du processus de négociation.

L’Institut costaricain d’électricité pourra-t-il, demandent les opposants, concurrencer les transnationales et, en même temps, maintenir les « subsides de solidarité » qui permettent à toute la population de bénéficier de ses services ?

Autre mauvaise surprise, les textes donnaient le droit aux entreprises états-uniennes d’exploiter la flore tropicale, abondante et variée, du pays et de déposer des brevets sur ses ressources biologiques sans tenir compte des connaissances et usages ancestraux des communautés locales et indiennes.

Les protestations et débats ont alors vraiment commencé, dit Eva Carazo, ralentissant tellement le processus d’adoption du traité que celui-ci s’est retrouvé au cœur de la campagne présidentielle 2005-2006.

Oscar Arias était alors le grand favori pour remporter la présidence. Ex-président (1986-1990) du pays et gagnant d’un prix Nobel de la paix pour sa contribution au « règlement » des guerres civiles nicaraguayenne, guatémaltèque et salvadorienne des années 1980, l’homme avait du prestige et avait décidé de s’en servir pour « faire passer » l’ALÉAC-RD.

Mais l’un de ses opposants, le peu connu Otton Solis, choisit de faire campagne contre le traité avec un résultat stupéfiant : après le premier tour, seulement 0,3 % des voix séparaient Otton Solis d’Oscar Arias ! Le prix Nobel devenu libre-échangiste a remporté le second tour par l’infime marge de 1 % du vote !

La première année de mandat du nouveau président s’est passé dans l’obsession du traité qui a d’abord été présenté devant la Commission des affaires internationales du Congrès.

Celle-ci a limité à soixante les innombrables interventions d’opposants et a refusé de discuter avec les indigènes. Après avoir approuvé 17 de 70 amendements étudiés, la Commission décide soudainement d’ignorer les 300 autres sur la table et, le 12 décembre dernier, émet un avis favorable.

Les congressistes qui, au Costa Rica, sont désignés par liste et non élus par la population, votaient ensuite un processus d’adoption par « voie rapide » (fast track). Depuis, le Congrès se réunit deux fois par jour, souvent jusqu’à minuit, pour battre de vitesse une opposition qui grandit de jour en jour.

Les arguments invoqués par les partisans du traité sont minces : sans tenir le moindrement compte des innombrables faillites que provoquera l’entrée massive de produits et services états-uniens, on assure que le traité va créer une classe de nouveaux exportateurs qui, à son tour, créera un demi-million d’emplois.

Pour faire oublier la pénurie d’arguments, une coûteuse campagne médiatique bombarde la population et présente les opposants comme des criminels (« terroristes déguisés » contre qui il faut appliquer la loi « dans toute sa force »).

Bien que les médias ne cessent de lancer des appels à l’action pacifiste, ils persistent à traiter du conflit en termes violents pendant que des policiers en civil infiltrent les rangs des manifestants pour y accomplir des gestes provocateurs.

L’État dresse maintenant un périmètre de sécurité d’au moins 200 mètres autour du président lors du moindre événement officiel auquel celui-ci participe. De plus, le personnel de sécurité de l’Assemblée législative s’entraîne à tirer, à manipuler des explosifs et à réagir en cas d’alertes à la bombe.

Étrangement, conclut Eva Carazo, ce cirque de temps de guerre est mis en place par un gagnant du prix Nobel de la paix, à la tête d’un ex-parti social-démocrate (le Parti de libération nationale).

C’est que, autant le président que l’opposition, celle-ci regroupée sous le grand parapluie du Comité de coordination national contre l’ALÉAC-RD, savent très bien que le Costa Rica est le pays d’Amérique centrale qui a le plus à perdre d’un « libre-échange » avec les États-Unis.