L’avenir avait l’air bête

Le portulan de la bohème

Pour les élèves de la cour des petits dont j’étais, la disparition de l’enceinte de la rue Dorchester a été comparable au remplacement soudain d’un vasistas par une fenêtre panoramique. Le ciel si bleu, si calme par-dessus les grilles, comme dans le poème de Verlaine, n’était plus notre seul point de fuite, la métropole a cessé d’être une rumeur feutrée pour nous sauter aux yeux et aux oreilles.

La vibration constante de la circulation d’un boulevard tout neuf à six voies et l’affairisme bourdonnant des rues avoisinantes nous poussaient de plus en plus souvent à lancer le ballon volant par-dessus la clôture pour aller le récupérer dans la côte de la rue Bleury où les vitrines empoussiérées des magasins ouvraient sur des commerces tout aussi démodés que maussades. Nous n’avons pas tardé à suivre le ballon pour se mêler à la foule pressée qui arpentait les trottoirs du quartier.

La chute du mur a eu plusieurs effets dont celui de lever la règle de dîner tous les midis au réfectoire du collège. Un assouplissement qui était le bienvenu. La devise de ces agapes n’était pas À chacun selon son appétit ! mais À chacun selon sa place à table ! Chaque tablée était asservie au service des plats selon les bouts de table.

Si votre place assignée se trouvait à l’extrémité sauce brune et patates – ce qui était souvent le cas des intellectuels – par opposition à l’extrémité viande et légumes – réservée aux sportifs – vous aviez de grosses chances de ne jamais voir l’ombre d’un petit pois ou d’un morceau de viande.

Inversement, les patates pilées et la sauce dépassaient rarement la ligne équatoriale de la tablée. Les sportifs devaient se rabattre sur une mixture d’un rouge vif qui nous tenait lieu de ketchup. Les jésuites devaient avoir importé la recette de Chine et remplacé le piquant des épices du ke-tsiap par un mélange explosif d’arsenic, d’ammoniaque et de vitriol. Les jours de semelles de botte, les langues rouges de nos compagnons du haut-côté était notre seule consolation pour avoir eu à manger des sandwichs aux patates brunes.

Le curriculum classique était ainsi fait que ses trois premières années étaient placées sous l’égide du corps, les trois suivantes sous celle de l’esprit et les deux dernières consacrées à leur interaction : la réflexion. En somme, l’âge des ténèbres, l’âge des lumières et l’âge de la pensée indépassable : le thomisme.

Le sport, a écrit Léon Bloy, est le plus sûr moyen de produire une génération de crétins malfaisants ! Avoir connu à l’époque le maître à penser de Claude-Henri Grignon, son opinion sur la pratique sportive en général et en particulier aurait conforté ma contestation. Pourquoi s’obstinait-on à vouloir nous prouver que l’Homme ne descendait pas du singe mais du sportif ? De l’avis de nos maîtres d’armes qui avaient plutôt des gabarits à jouer dans un film de samouraïs qu’à faire de la figuration dans un gymnase de la Grèce antique, la perfection avait été atteinte avec le modèle sportif. Depuis, l’évolution n’avait été qu’une longue dégénérescence.

J’aurais pu être né poche de nature, avoir les pieds plats, les doigts pleins de pouces, la tremblote, manquer de coordination, être myope comme une taupe, mais ce n’était pas le cas. J’étais un objecteur de conscience dans cette longue guerre entre le muscle et l’intelligence.

Tiger – c’était le nom de guerre du maître d’armes en chef – s’était donné pour mission de me convertir à l’idéal de Pierre de Coubertin avec une énergie équivalente à l’ardeur manifestée par les premiers jésuites pour christianiser les sauvages. Et les mêmes résultats.

Pas plus que les missionnaires à bout de nerfs ne pouvaient saisir leurs ouailles à la gorge et leur plonger la tête sous l’eau de force pour les baptiser, il ne pouvait se résoudre à laisser un de ses assistants en soutane me « diogéniser » dans une poubelle comme d’autres récalcitrants. Pour lui, j’étais un défi ou un trophée qu’il aurait aimé accrocher au mur. Il devait sûrement croire qu’au paradis des sports, il y a plus de joie pour la conversion d’un seul intellectuel que pour le quatre-vingt-dix-neuvième circuit d’un champion.

Dans presque toutes les disciplines sportives, on trouve un objet rond ou ovale projeté dans un trou, une poche, un gant, un filet ou entre deux buts. Compte tenu de mon format physique, j’étais tout désigné pour devenir la cible qui se devait de bloquer, debout ou à genoux, à gauche ou à droite, en s’étirant vers le haut ou à l’horizontale, tout ce qu’on lui lançait de tous les angles de tir. Lorsque les maîtres d’armes se mettaient de la partie sur la glace avec un feu roulant de slap shots, il m’est arrivé d’avoir l’impression de défendre littéralement ma peau.

C’est curieux comme on sent l’absolue nudité de son visage lorsqu’une rondelle s’amène à la hauteur de vos yeux et tout ce dont vous disposez est une mitaine de gardien de but pour l’attraper au jugé. Et l’on n’a pas le temps de s’y arrêter puisque la prochaine la suit de près. Pourquoi la pire des crosses formerait-elle le caractère ? D’une façon, cet axiome sportif n’est pas faux ! Mon allergie au caporalisme a forgé le mien.

Notre émancipation de l’âge des ténèbres a débuté avec la fréquentation quasi quotidienne de notre premier restaurant. Le Sherry’s, qui allait devenir notre siège social pendant plusieurs années, faisait face au Gésu. Il ne payait pas de mine : comptoir, tabourets pivotants, tables-mouchoir pour deux et dans les cabines, des banquettes rembourrées simili-cuir rouge sherry. L’originalité n’était pas au menu de l’américanité. Du lundi au samedi, la même ronde de spéciaux du jour : chop suey, macaroni au fromage, pâté chinois, irish stew, hot chicken, hamburger steak, fish and chips et club sandwich en tout temps. Les frites goûtaient la frite, le ketchup affichait le bon numéro et la moutarde, la bonne couleur. La meringue de la tarte au citron laissait un arrière-goût de carton râpé, mais la tarte au coconotte aurait valu à elle seule une quatrième étoile dans le guide des snackbars.

Les études savantes nous ont appris plus tard que dans notre univers judéo-chrétien, la Femme oscille entre deux pôles : la mère ou la putain. Sauf qu’on ne mentionne jamais celle qui, tantôt allumeuse, tantôt consolatrice, incarnait pour nous les deux : la waitreusse. Pour les jeunes garçons de mon âge, c’est la première femme en dehors du cercle familial qui a compté dans nos vies.

J’en tiens pour preuve le nombre incalculable de pièces québécoises que j’ai lues où l’auteur en mal de donner un sens à sa pièce ou à la vie, passe le crachoir à une waitreusse, transformée illico en une pythie de Delphes moderne, véritable puits de sagesse, de compassion et de vérité. C’est rarement convaincant, mais comme celui de la putain au grand cœur, l’emploi semble couler de source.

Avec l’arrivée du temps chaud, nous avons élargi notre sphère de restauration jusqu’au Chinatown où là, on ne trouvait que des serveurs. Il y avait des dieux pansus la gueule fendue jusqu’aux oreilles dans presque toutes les vitrines et pour faire le pendant, des déesses élancées plantées sur un lotus qui brandissaient une fleur de lys, mais pas l’ombre d’une waitreusse dans les restaurants. Très rarement une femme chinoise à la caisse.

Sans doute pour nous prouver que leur civilisation était ancienne, il n’y avait que des vieux Chinois dans la rue qui semblaient tous fumer tristement la dernière cigarette du condamné. L’intuition était juste. Pour combattre le péril jaune du début du XXe siècle, Ottawa avait adopté une législation raciste qui imposait une taxe d’entrée prohibitive aux nouveaux arrivants chinois et condamnait de facto les communautés existantes à s’éteindre progressivement. Dans une société aussi traditionnelle, les mariages sont arrangés et l’impossibilité d’obtenir des épouses de la mère patrie avait chassé toute vie de famille du quartier.

Tout en demeurant mystérieux, le Chinatown ne m’était pas inconnu. Depuis mon jeune âge, je savais que les Chinois avaient inventé la cuisine à numéros. Il suffisait par exemple de dire le 5 ! pour que la tablée se remplisse d’un choix de plats variés. Sinon, on devait tout commander en anglais, des egg rolls au fortune cookie, sauf la soupe Won Ton. En fait, il faudra attendre la fin des années 1970 pour découvrir que la cuisine chinoise savait compter au moins jusqu’à 100 sur un même menu, qu’elle pouvait métamorphoser le chicken fried rice en poulet au riz frit et qu’avec la bénédiction longuement attendue d’Immigration-Canada, la communauté pouvait se mettre à rajeunir d’année en année.

D’autres midis, on poussait une pointe rue Sainte Catherine à l’est de Saint-Laurent pour manger italien à l’American Spaghetti House qui était le fief de la mafia. Le spaghetti meat ball valait le déplacement. L’endroit était plus huppé. Les hommes portaient des vestons et des cravates un tantinet plus colorés que ceux des gens de bureau qui fréquentaient le Chinatown. Les waitreusses ressemblaient comme des sœurs aux filles affichées à la porte des clubs dont on avait reluqué les photos en chemin : tout était dans la devanture, tout poussait vers l’avant, la poitrine, le sourire, le maquillage et la coiffure. Tout sauf le regard en retrait qui nous rappelait que nous n’étions pas des hommes faits.

Règle générale, l’Ouest était encore moins chaleureux. L’air bête était de rigueur rue Sainte-Catherine. La qualité moelleuse des smoked meats chez Dunn’s, près d’University, était inversement proportionnelle à la sécheresse revêche de l’accueil du patron. Wait ! N’était-ce de l’intervention d’une waitreusse aux cheveux gris à qui nous étions sympathiques, il nous aurait laissé sécher sur place si elle n’en avait pas décidé autrement.

Leave them to me ! I’ll take them in the back ! Puis en se tournant vers nous entre les dents : Faîtes-z-en pas de cas ! Sa mère l’a mal élevé ! Dans presque toutes les cantines ou les restaurants du quartier des grands magasins, les waitreusses étaient pour la plupart québécoises ou irlandaises. Leur consigne était d’abord de nous adresser la parole en anglais, mais sitôt que le patron avait le dos tourné, elles nous parlaient en français. Ce qui avait l’effet de créer un climat de complicité comme si on faisait tous partie de la même société secrète.

Nous avions le rire et la gouaille en commun. Parler québécois les rajeunissait et leur donnait le droit de brasser le cuisinier qui oeuvrait in the back : Djeezus Mike ! Don’t be lean on meat, one day these boys will own the building ! Du moins, nous en étions l’espoir. Tout le contraire du patron. Lui, il évitait chaque fois de nous inviter à revenir. Sans doute se doutait-il obscurément que dans un jour lointain, il serait tenu de s’afficher et de rédiger ses menus en français. Son air bête en somme n’était qu’une prémonition de l’avenir !