Sharon cherchait-il à séparer le pur de l’impur ?

Le syndrome du mur dans l’histoire israélienne

Rouyn-Noranda- Kibboutz. Ah le joli mot ! Comme un ragoût socialiste à la Baden Powell et anarchiste façon Tolstoï. À l’époque pionnière, ces communes captivaient ma génération, celle des années soixante qui allait s’épanouir bientôt cadre chez Hydro ou éditorialiste à La Presse. Des juifs accouraient en Israël de partout pour cultiver la terre. Nous jardinions nous aussi, souvent, au rythme des disettes de Colombiens.

La création d’Israël par l’ONU en 1948 a coulé de source après l’Holocauste. Que les rescapés de l’assassinat systématique de cinq à six millions « d’Israélites » se métamorphosent en Israéliens paraissait un juste retournement. Theodor Herzl, David Ben Gourion, Golda Meir : les Québécois considéraient favorablement les grands figures du sionisme à cette époque.

Même l’armée, Tsahal, paraissait atypique, mais point maladroite. Le front s’éloignait toujours: 1948, 1956 puis 1967. Chaque avancée ouvrant des territoires à l’implantation mieux ancrée en Terre Sainte de ce « peuple d’élite, dominateur et sûr de soi » décrié par de Gaulle dès 1967.

Les Palestiniens quittaient d’eux-mêmes le terrain conquis pour mieux revenir dans les chariots de la contre-attaque arabe. Cette fable partielle, version des Israéliens encore aujourd’hui, biffait le harcèlement et le nettoyage des villages par la Haganah et les colons intégristes.

Les Palestiniens ont campé longtemps les grands absents de ce monde onirique. Puis, l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) reçoit Yasser Arafat, le président de l’OLP, en 1974. Le dévoilement des archives anglaises et israéliennes confirme nombre de massacres de populations civiles. La joyeuse épopée guerrière tourne à la sale guerre : occupations, représailles, assassinats ciblés, bombardements de populations civiles, « bulldozages » de maisons et d’oliveraies.

Ceux-là qui l’adulaient à l’époque dénoncent aujourd’hui l’État juif. Alain Ménargues relativise ce manichéisme versatile dans son livre « Le Mur de Sharon ». 231 pages de références, de citations, d’entrevues d’intervenants et de belligérants de tous côtés et de toutes nuances. Il en ressort que palestinienne ou israélienne, la Terre promise abrite deux sociétés malades. Malades de la haine pour d’aucuns. Malades de l’ignorance pour le grand nombre. Malades de la peur surtout pour tous. Il révèle des peuples hétérogènes et souvent de bonne volonté. Des dirigeants cyniques, violents, inamovibles et jusqu’au-boutistes.

Le Mur de Sharon est un livre contesté. L’auteur, Alain Ménargues, 15 ans de journalisme au Moyen-Orient puis directeur général adjoint de Radio France Internationale (RFI), est devenu dès sa publication en 2004, chômeur, voué aux gémonies, taxé d’antisémitisme, interdit de conférence.

Le sionisme d’Herzl, rappelle Ménargues, s’est voulu « un programme colonial » dès sa création à la fin du dix-neuvième siècle. Suivra la constitution d’un Fonds national juif pour l’achat de terres en Palestine. Transactions qui proscrivaient toute rétrocession.

Juifs et Palestiniens vivent alors séparés, sur les mêmes territoires. Stimulée par l’immigration, la collectivité juive gagnait sur sa voisine. La deuxième guerre accélère encore l’Aliyah: 700 000 immigrants de 1948 à 1952. Les Palestiniens sont débordés et spoliés. Les juifs sont haïs. Leurs dirigeants, raconte Ménargues, ont eu la partie belle pour cultiver la crainte de l’autre.

De Jéricho à Sharon en passant par le mur des Lamentations, les juifs comptent des tas de murs dans leur histoire.

« La muraille de fer », un article de Ze’ev Jabotinsky, fondateur de la Fédération sioniste indépendante, réclame dès1923 un mur de baïonnettes pour contraindre les Arabes à l’inévitable.

Ces derniers se rebiffent-ils deux décennies plus tard par une grève nationale, Ben Gourion déclenche une campagne: « Murs et Tours » pour protéger les nouvelles colonies, les nouvelles villes.

Autre mur enfin, symbolique celui-là, la Ligne verte. C’est la démarcation séparant Israël de la Cisjordanie et Gaza jusqu’à la guerre des Six jours en 1967. Son tracé devait, à l’origine, guider celui du Mur, le vrai, décidé par Sharon en 2002. Long de 110 kilomètres.

L’ouvrage devait couper court à la surenchère des Intifada : 232 attentats de 1994 à 2004. Un des kamikazes, raconte Ménargues, portait un sac de sang contaminé au HIV, délicatesse posthume pour les blessés.

Le Mur de Sharon, explique Ménagues, est né en réalité d’une conférence d’Arnon Sofer, en février 2000. Ce spécialiste des problèmes démographiques prédit alors que 58 % d’Arabes et 42 % de Juifs cohabiteront entre le Jourdain et la Méditerranée en 2020. C’est la bombe démographique. L’immigration juive s’est tarie et les familles israéliennes sont peu fécondes. Les Palestiniens affichent une prolificité tiers-mondiste. Sofer prône donc l’évacuation de territoires occupés comme la Cisjordanie et Gaza, pour créer un noyau juif plus solide.

Travaillistes, Likoud et armée israélienne adoptent d’emblée cette proposition. Ils l’adaptent aussi. Délaissant la Ligne verte, le mur reflètera les revendications du lobby des colonies juives de Cisjordanie, qui, toutes, réclament le rattachement à la Mère patrie. Dans sa version actuelle, le mur de Sharon fait 730 kilomètres de zigzags. C’est un empilement de 8 à 9 mètres de béton agrémenté de caméras et de mitrailleuses télécommandées. Ce bijou est bordé tout du long d’un « no man’s land » de 70 à 100 mètres de fossés et de barbelés. Il a été trouvé contraire au droit par la Cour internationale de Justice le 9 juillet 2004.

Des familles, des villageois palestiniens sont déchirés. Les champs ou l’atelier d’un côté, la maison de l’autre. Les laissez-passer sont abrogés ou distribués au compte-goutte. Quelques accès de commodité sont murés à peine érigés.

L’effet est immédiat : 62 % des Palestiniens vivent avec moins de deux dollars par jour. La sécurité reste un mirage, les kamikazes sont maintenant des femmes, des enfants, voire des Arabes israéliens.

Les deux sociétés évolueront séparément chacune à l’ombre de son mur, prédit Ménargues, unies malgré elles dans une même schizophrénie fratricide. Soumises l’une comme l’autre à l’arbitrage des intégristes de Washington qui utilise Israël comme porte-avion au Proche-Orient.

« Chaque mètre gagné est un mètre de plus pour Israël » confiait, calculateur, Ariel Sharon au journal Ha’aretz en avril 2001. Son alter Ego détesté, Yasser Arafat, s’intéressait bien davantage, paraît-il, aux finances du Fatah qu’au sort des paysans dépossédés.

Ménargues, lui, laisse le mot de la fin à un grec orthodoxe. « Je ne peux m’empêcher de me demander : que ferait Jésus en face d’un tel mur ? »

Les témoignages et les faits rapportés par Alain Ménargues, y compris la description des inégalités entre citoyens juifs et les autres, de même que les mauvais traitements infligés aux Palestiniens, soulèvent peu de polémique. S’il se montre incisif à l’endroit du gouvernement d’Israël, son favoritisme pour une société au détriment de l’autre n’a rien d’évident. C’est sur la complexité infinie de la région que Ménargues a buté.

Le mur de Sharon, outre qu’il est protecteur, outre qu’il accapare les terres d’autrui, vise, d’après Ménargues, à séparer le pur de l’impur, conformément au Lévitique, un des livres de la Torah. L’opération mènera un jour, pour les mêmes raisons démographiques comme religieuses, à l’expulsion des Arabes israéliens.

Cette interprétation lui a été fatale : Une thèse absurde et dangereuse écrit Le Monde Diplomatique (juillet 2005). Des autorités religieuses juives nient jusqu’à la réalité du précepte invoqué. Ce fossé entre juifs et goys, dit-on, est caractéristique de la propagande antisémite. Ménargues, lui, se prétend victime d’un amalgame entre critique de la politique israélienne et antisémitisme pour occulter son discours.

Au lecteur de juger !