Le théâtre est un manteau de lumière

Le portulan de la bohème

J’ai interviewé Jean-Louis Roux pour la première fois en 1955 dans les bureaux du TNM, au Théâtre du Gesù. Au bout d’un moment, il a répondu de lui-même à la question que je n’osais pas lui poser. Il ne faudrait pas s’imaginer que j’ai été découvert à l’âge de neuf ans, lisant Hamlet de Shakespeare sous la table de cuisine ! Honnêtement, tout portait à le supposer. À croire même qu’il était né avec la tache classique qui, comme celle du Dalaï-Lama, est le signe indéniable d’une vocation.

Ce n’était pas mon cas. Sinon, à l’instar de plusieurs générations théâtrales, d’Yvette Brind’Amour à Guy Maufette à Gisèle Schmidt jusqu’à Geneviève Bujold et Claude Gauthier, en passant par Pierre Dagenais, Marjolaine Hébert, Monique Miller et Robert Gadouas, j’aurais sans doute déjà été inscrit aux cours de diction et d’art dramatique de madame Jean-Louis Audet. D’autant qu’Yvonne Duckett, dont je n’ai jamais entendu dire que du bien, était ma grande tante, la sœur de ma grand-mère paternelle.

Mes antécédents familiaux auraient pu me pousser vers le théâtre, mais j’y suis venu en empruntant un autre corridor : celui de la Marine. Pour se mettre à la page pendant la Guerre, la milice du Collège Sainte-Marie s’était métamorphosée en un corps de cadets à pattes d’éléphant. Les bureaux de son état-major avaient été casés puis oubliés dans un corridor dont chacune des portes peintes en blanc était percée d’un hublot. L’ancienne zone militaire débouchait sur une descente d’escalier assez raide et une imposante porte coupe-feu qui donnait accès à la salle du Gesù.

Dans ma troisième année de cours classique vint un temps où la moindre turbulence dans la classe provoquait une réaction générique des profs. La sanction tombait alors entre le point et la virgule sans qu’aucun d’eux ne quitte même des yeux le tableau noir qu’il blanchissait de craie ou le texte qu’il commentait : Germain ! la porte ! C’étaient également les deux seuls mots de français que pouvait éructer le grand fouet d’Irlandais qui nous enseignait l’anglais. Germain ! the porte ! Inutile de protester puisque tout le monde y trouvait son compte, moi comme les autres.

Chez les Jésuites, l’expulsion d’un cours obligeait l’exclus à se rendre au bureau du Préfet pour fournir une explication de sa mauvaise conduite et obtenir un billet de réintégration, le célèbre Admittetur. Une éventualité souhaitée dans les circonstances ni par l’offenseur, ni par les offensés. Je devais donc me perdre dans la nature pour le reste de la période et profiter de la pause pour me glisser en douce dans la suivante.

Se faire rare n’allait pas de soi et encore moins à un étage de grande circulation comme celui de la Préfecture. Heureux hasard ! l’entrée du local de la classe de Méthode C donnait sur le corridor de la Marine. Ce qui me permettait de trouver rapidement et subrepticement asile dans notre salle académique que la compagnie du Théâtre du Nouveau Monde partageait avec nos éducateurs depuis 1951.

Lors des rencontres qui regroupaient tous les élèves des Éléments français à la Philo II, la présence sur scène des décors des productions en cours apportait souvent une distance critique involontaire à un cérémonial plutôt convenu. Je me souviens que la trompe et les grandes oreilles d’Azouk, un éléphant facétieux coincé dans une fenêtre à l’avant-scène du décor d’une pièce qui portait son nom, avaient complètement volé le show à toute la distribution mensuelle des éloges et des blâmes. Impossible de chasser l’idée que le pachyderme ne rigolait pas dans sa trompe.

Le recteur Jos Paré qui n’était pas à l’aise avec le répertoire pourtant inoffensif du TNM l’était néanmoins tout à fait dans le décor naïf et le monde ahuri de Célimare le bien-aimé de Labiche. Atteint d’un âge plus que vénérable, le père Jos avait la douce manie de distribuer ses compliments à tout venant comme un goupillon compulsif. Cette saison-là, l’équipe de hockey du Sainte-Marie avait été expulsée de la ligue intercollégiale pour brutalité excessive. Sitôt après nous l’avoir annoncé, il n’avait pu s’empêcher d’ajouter avec un sourire candide : Mes p’tits enfants, j’vous félicite, j’vous félicite ! Labiche aurait pu écrire la scène.

Le préfet de discipline pour sa part s’était pris d’une passion dévorante pour un célèbre illusionniste qui avait tenu l’affiche du Gesù pendant plusieurs semaines, The Great Morton. Il s’était donc mis à la pratique intensive de l’hypnotisme. Cette fois, le cadre sombre et massif du tribunal qui servait de décor à la pièce d’Ayn Rand, La nuit du 16 janvier, accentuait son aspect autoritaire et l’aidait à imposer le silence au chahut des élèves par la seule force de son regard pénétrant.

Planté au centre de la scène, les bras croisés, la tête haute, le préfet balayait la salle des yeux comme un projecteur de poursuite à la recherche d’une victime consentante pour un prochain numéro de prestidigitation. Y-a-t-il un élève dissipé dans la salle ? Tous et chacun tremblaient à l’idée que le regard du préfet puisse s’arrêter sur lui et le silence gagnait ainsi toutes les rangées de la première jusqu’à la dernière. Dommage que The Great Côté n’ait jamais tenté d’émuler les autres grands numéros de Morton. On aurait tous bien aimé le voir se promener dans les corridors ou à bicyclette dans les rues la tête enroulée de serviettes comme une momie.

J’avais déjà eu accès à une facette moins séduisante de sa personnalité. Dans les premières semaines de mon arrivée au collège, la porte de la classe s’était brusquement ouverte et je n’avais eu que le temps d’apercevoir un doigt qui me pointait et d’entendre une voix coupante qui interrompait abruptement une partie de rigolade. Dans mon bureau ! C’était le préfet ! À sa porte, il y avait déjà deux gars qui attendaient dans le corridor. Un troisième sort en pleurant du bureau sans dire un mot. Et ça se reproduit avec les deux gars qui me précèdent.

Le motton dans la gorge, je plonge à mon tour dans l’inconnu. Tout de suite la mise en scène m’apparaît trop répétée. Assis droit dans sa chaise et plongé dans ses pensées derrière ses mains jointes, le père Côté me laisse d’abord mariner un moment avant de lever la tête et de me fixer d’un regard soutenu comme dans un film muet. Debout, toujours sans dire un mot, il m’indique avec un sourire ambigu la demi-douzaine de strappes étalées sur son bureau. À vous de choisir celle qui convient le mieux à la gravité de votre faute ! Je me dis que les plus étroites vont sûrement m’arracher la paume des mains. Je choisis donc la plus large et la plus épaisse.

La correction est administrée dans un petit cabinet où je suis invité à m’agenouiller et à tendre la main droite. Quatre coups par main ! Un de plusse chaque fois qu’est pas là ! Je tends la main et me concentre sur une seule idée : ne pas éclater en sanglots. Je tends l’autre main. Il frappe avec de plus en plus de vigueur. J’ai l’impression d’avoir les doigts dans des gants de hockey. Revenu derrière son bureau, le préfet me remet mon premier Admittetur après l’avoir autographié rageusement. Je l’ai sans doute frustré de sa ration de larmes pour la matinée. Mon père m’avait appris par son exemple qu’un homme fort n’a pas besoin de le prouver manu militari. Décidément, The Great Côté avait encore des croûtes à manger.

Dès que je me glissais dans un siège de la dernière rangée du Gesù, je quittais un vieux monde régenté par les Quatre Grand’mères ( la grecque, la latine, la française et l’anglaise) pour me retrouver dans un univers mouvant et malléable où l’exception semblait créer la règle. Au milieu de la salle, derrière un pupitre de fortune, se tenait le démiurge qui m’a révélé comment on peut refaire le monde avec des acteurs et de la lumière. Il se nommait Jean Gascon.

J’arrivais sans le savoir à un moment précis de toute production théâtrale, celui où les comédiens prennent possession des décors, des accessoires et des costumes : l’entrée en salle. Tout ce qui a été imaginé en répétition doit maintenant s’incarner dans un espace réel. Il faut porter la robe d’époque, jouer avec un chapeau ou une canne, marcher avec des bottes. Je regardais les acteurs bouger sur la scène en murmurant leurs répliques pour trouver les points d’appui de leurs gestes dans la respiration du texte et leurs points de repère dans l’espace et je n’en croyais pas mes yeux. On pouvait corriger la réalité et vivre dans une autre vie plus grande, plus folle, plus libre et infiniment plus vivable.

C’est la conscience de l’acteur d’être en représentation qui investit un espace vide pour le transformer en une scène de théâtre. Le lieu scénique devient alors aussi sacré sinon plus que le chœur de l’église à l’étage supérieur où les bons pères jouaient leurs messes en se traînant les pieds.

Même lorsque le plateau était nu, Jean Gascon ne se déplaçait pas en scène comme on marche sur un plancher. Il entrait dans un espace vivant où chaque mouvement devait répondre à une motivation et chaque déplacement obéir à une géométrie organique en fonction du pupitre dans la salle : l’établi du démiurge.

Le moment le plus magique auquel j’ai assisté de mon poste d’observation privilégié a été une italienne de tous les effets d’éclairage d’un spectacle, une sorte d’enchaînement à sec sans la présence des comédiens sur le plateau. Toute la pièce découpée et dessinée uniquement par des changements de lumière ou d’intensité qui habillent les climats, les atmosphères, les intérieurs, les extérieurs ; délimitent les mouvements ou les regroupements, tantôt à cour tantôt à jardin ; initient des effets spéciaux, des coups de théâtre et se lovent sur les soliloques : le tout commandé par le timbre si particulier et légèrement nasillard de la voix de Gascon qui énonçait clairement de la salle le numéro des effets jusqu’au dernier fondu au noir.

La fabuleuse découverte que le théâtre était un manteau de lumière au pays des soutanes valait bien les deux heures de retenue que j’ai attrapées pour absence non motivée. Merci monsieur Gascon !