André Mathieu et la leçon de génie

Le portulan de la bohème

À l’époque, j’avais déjà seize ans et je n’étais toujours pas Arthur Rimbaud. L’âge qu’avait Orson Welles lorsqu’il a réalisé Citizen Kane s’est donc mis à clignoter avec de plus en plus d’éclat sur la marquise de l’horizon. Vingt-quatre ans me semblait une borne atteignable pour être génial.

Je ne me souviens plus si c’est au Ciné-club du Sainte-Marie ou au cinéma System que j’ai vu Kane pour la première fois. Dès les premières mesures de la musique qui accompagnent le lent traveling d’ouverture sur la clôture qui interdit l’entrée au château de Xanadou, la magie a opéré. No trespassing ! L’interdiction ne demande qu’à être ignorée, chuchote la caméra et la grille franchie. J’ai reçu le brûlot de Welles comme un coup de poing au plexus solaire. Plus qu’une incitation, c’est une provocation impudente au génie ! Soyez Orson Welles ou rien ! La démesure du talent confère l’impunité. Il n’y a pas de créations majeures sans cette profonde conviction.

Dans mon cas, la précocité n’avait rencontré que des contretemps. À l’âge où le petit Mozart débutait sa carrière de prodige musical, la mienne prenait fin. En première année, la Sainte Cécile du couvent m’a demandé de vocaliser une gamme pour faire partie de la chorale. Elle avait à peine fermé les paupières pour m’écouter que son regard assassin me stoppait déjà au ré. Au Sainte-Marie, le piano était droit. Cette fois mon embrigadement musical s’est évanoui sur le mi.

Comment trouver sa place dans le monde de l’unisson quand on prend naturellement le contre-pied de tout ce qui ressemble à l’unanimité ? André Mathieu, que j’ai eu le privilège d’interviewer à l’époque, m’aurait répondu. En versant pas mal de scotch dans son vin ! Le Mozart canadien était plutôt expert en la matière. Le scotch et le pied de nez au conformisme bien pensant !

Je l’ai rencontré grâce à mon ami Claude Morin. Sa famille avait hébergé Mathieu lorsqu’il dépendait de l’hospitalité de ses amis artistes pour dormir tantôt dans un lit de fortune, un sofa ou à la dure sur un plancher d’atelier. C’est le frère de Claude, André, qui avait proposé aux parents d’accueillir le prodige dans l’espoir secret que le musicien se remette à la composition. La présence d’un piano de concert chez les Morin eut l’effet escompté. Après quelques semaines d’inspiration soutenue et un premier jet couché sur papier, les virées nocturnes du compositeur dans les bars et ses retours picaresques aux petites heures du matin lui ont rapidement fait perdre son statut de prodige en résidence.

La fidélité d’André Morin néanmoins s’est révélée indéfectible. En 1967, dans le cadre de l’Expo, il était là pour tenter de convaincre le maire Drapeau de donner l’audience mondiale qu’elle mérite à la musique d’André Mathieu qui décédera l’année suivante. Inlassable, il y parvient en 1976 avec l’appui de Vic Vogel dans le cadre des Cérémonies d’ouverture des Jeux Olympiques.

Un jour que nous attendions patiemment en coulisses de monter sur la scène, lui pour une prestation musicale et moi pour un mot d’histoire, Vic Vogel m’a raconté qu’André Mathieu avait l’habitude de tinquer au Café Caprice que fréquentait également André Morin. Lorsque Mathieu était trop saoul pour rentrer chez lui, il demandait à Vic d’aller le reconduire à l’École de musique Vincent d’Indy. Malgré l’heure indue et l’état désolant du compositeur, la bonne sœur de garde accueillait toujours le fils prodigue avec une patience angélique. Pas tant pour gagner son ciel que par respect pour un grand musicien.

Dans le sous-sol meublé où il logeait, tout l’espace de la pièce où il nous a reçus était bouffé par un piano. À peine une place pour notre enregistreuse. Dans mon souvenir, Mathieu conserve l’allure d’un homme fripé dans la jeune quarantaine. Il n’avait pourtant que dix ans de plus que moi. J’en avais dix-sept. Il avait le front large et buté, les yeux moqueurs et le visage poupin, mais le flou alcoolique avait déjà touché le regard, ses traits et ses gestes. Tout avait vieilli prématurément sauf la mémoire de sa précocité.

La touche du pianiste n’était pas à l’avenant. C’était l’approche musclée de ces virtuoses russes qui empoignent le clavier comme un partenaire de lutte à faire souffert jusqu’à la chute finale. Au point qu’à la dernière note d’un engagement musical, on s’attend à ce que le piano à queue s’écroule sur le plancher tout démembré. Un piano droit serait plutôt un punching bag et Mathieu était un pugiliste redoutable pour les accords plaqués. Il nous restait à découvrir que l’instrument était affreusement désaccordé et que les réverbérations de la caisse ajoutées à l’exiguïté de la pièce nous transporteraient littéralement au milieu des notes.

Pour l’ancien invité des Morin, j’étais un nouveau public qu’il devait de toute évidence surprendre, séduire et convaincre. Mon ami Claude – et futur réalisateur de Place aux femmes – l’était déjà. Raison de plus pour que Mathieu le prenne à témoin et table sur sa complicité pour forcer mon admiration. Ce n’était sûrement pas la première fois qu’il racontait les déboires de Mademoiselle X. Elle aurait pu s’appeler Y ! mais ça aurait été trop avancé pour elle.

Inutile de préciser que c’est une élève de Vincent d’Indy aux prises avec un thème qu’elle tente de développer dont le pianiste commente l’insignifiance musicale tout en l’illustrant au clavier. Après l’avoir joué aussi mal que fort, la jeune fille s’interroge. Un peu comme une fille-mère qui n’aurait jamais rien fait pour avoir un enfant pis qu’y en a un !

Elle recommence. Cette fois avec des fausses notes dont je suis responsable. Elle se dit : Avec des harmonies, ça pourrait être plus joli ! Elle essaye toujours sans grand succès. Avec une basse, ça serait plus appréciable ! Sa main amorce un boogie-woogie malgré elle. Le fruit de sa mauvaise éducation ! Elle se reprend. Il me faut une basse ! une basse ! une basse ! Elle ajoute, retranche, complète, mais sans résultats probants. Alors ça adonne que le Mozart canadien passait par hasard. La pauvre en était rendue à répéter le thème sur tous les tons avec toutes les modulations qui font partie de la trousse de secours des pianistes. Je l’interromps et m’assois à côté d’elle. Pourquoi n’essaierait-elle pas quelque chose comme ce qu’il va nous jouer ?

Et s’ensuit un déluge de notes de musique, de tous bords et de tous côtés, une sarabande furibonde dont le thème émerge, lancinant, désespérément romantique, comme s’il flottait sur une mer de notes déchaînées qu’il n’arrive pas à dompter ou à apaiser. Dans la petite pièce, nous sommes assourdis par la vigueur de la tempête qui rend la musique presque palpable. Le but de la leçon improvisée est atteint : le génie ne s’enseigne pas.

Une fois sur sa lancée, Mathieu saisit le micro et présente son prochain numéro avec sa voix de club, alcool et fumée et son débit lent et appliqué. Mesdames et Messieurs, c’est avec des sanglots dans la voix – il se reprend avec un grain d’ironie – non pas des sanglots, mais quelque chose qui s’en approche, que je dédie la prochaine pièce non pas à vous, mais à moi. C’est un scherzando ! J’étais incapable de faire un scherzo. Néanmoins, j’ai encore assez de fierté masculine et musicale pour pouvoir jouer un scherzando. Il fait un dernier aparté avant d’attaquer le morceau. Entre nous, il est plus difficile à jouer qu’un scherzo.

Et avec les accords sombres, les notes martelées et les réverbérations qui déferlent en vagues puissantes, c’est un maëlstrom de sons qui tournent, se répondent et s’appellent pour dessiner les contours d’un cœur qui bat frénétiquement pour ne pas sombrer dans sa propre douleur. À ce niveau d’intensité, on ne sait plus si c’est pathétique ou sublime ? Sentimental ou tragique ? Le but de la deuxième leçon est atteint : le génie n’obéit à aucune règle.

Pour Mathieu, le public ne se limite plus à deux admirateurs. Il s’adressera cette fois au Québec tout entier. Mesdames et Messieurs, vous allez maintenant entendre le concerto de Québec d’André Mathieu que bien des gens – surtout ceux qui ne m’aiment pas tellement – considèrent comme une œuvre mineure. Mes ennemis ne me pardonnent pas d’être venu au monde adulte. C’est pourquoi ma vieillesse ne sera pas tellement longue.

Ses doigts courent un instant sur le clavier. Il s’arrête. Je tiens à vous dire que je n’ai jamais voulu l’appeler Concerto de Québec ! C’est le thème qui a servi de base au film La Forteresse. Faut croire que la base était solide puisqu’on a oublié le film et qu’on se souvient du concerto. C’est déjà quelque chose, n’est-ce pas ? À 13 ans, on peut encore dire que c’est un péché de jeunesse. Mais j’aimerais bien rencontrer ceux qui en ont commis de pareils.

La descente des rapides reprend par une attaque fulgurante et des giclées de notes vigoureuses. Au milieu des coups de vent rageurs, un grondement sourd impose le tangage et le roulis d’un thème superbement romantique qui traverse les embruns comme un paquebot illuminé pour se perdre dans le fracas pianistique d’une finale de virtuose à la russe. La preuve est faite : le génie du jeune prodige n’était pas une imposture.

Son héritier en revanche est de plus en plus faite. Une femme âgée est entrée dans la pièce pendant le dernier round. Elle a tout d’une infirmière et elle l’est probablement. Mathieu reprend le micro pour faire une annonce d’une voix embrouillée qui se veut émue. Ce que je vais présenter est une œuvre qui me tient bien à cœur. Et la personne qui la chantera en est l’inspiration vivante. Puisse le soleil dans ses plus beaux jours m’éclairer, moi qui serai toujours à la recherche de ta lumière !

Enterrée par un piano qui joue de plus en plus faux, la muse solaire aux cheveux gris, qui se nomme Rose, enchaîne d’une voix grêle et jeunette O mon bel amour ! Pourquoi mourir ! Le pathétique flamboyant de la scène avait tout de l’absurde Cantatrice chauve de Ionesco. Pou-ou-ourquoi m-ou-ou-ou-ou-r-i-i-i-r ?

En quittant le petit appartement de Notre-Dame de Grâce, je portais l’enregistreuse. Elle pesait moins lourd que ma désespérance. La conclusion de la leçon de génie s’imposait d’elle-même. Au Québec, mieux vaut être rien qu’Orson Welles !