La fumisterie n’est pas une branche de la statistique

Tout pointe vers la francisation préalable des immigrés

Statistique Canada aime rassurer les Québécois francophones en leur traçant un portrait euphorisant de la situation linguistique. En leur faisant croire, par exemple, à une progression spectaculaire du pouvoir d’assimilation du français au Québec parmi la population immigrée.

L’organisme fédéral a encouragé l’interprétation en ce sens des premières données linguistiques du recensement de 2006 diffusées le 4 décembre dernier. Son document d’analyse souligne que les allophones arrivés au Québec depuis 1971 « adoptent majoritairement le français » plutôt que l’anglais. Mieux encore, parmi ceux qui sont arrivés en 2001-2006 et qui ont adopté une nouvelle langue d’usage à la maison, « 75 % y parlent principalement le français […] un sommet en regard des autres périodes d’immigration ».

Pareil discours fait passer la totalité de l’assimilation linguistique accomplie à l’étranger comme si elle avait été réalisée au Québec. Statistique Canada laisse entendre de la sorte que le français s’est imposé de façon décisive sur le territoire québécois.

Or la première étude publiée par l’Office québécois de la langue française (OQLF) dans sa collection « Suivi de la situation linguistique » tente justement de cerner le pouvoir d’assimilation réel du français et de l’anglais dans le milieu de vie au Québec. Parue au printemps 2005, l’étude révèle entre autres que 20 % des immigrants allophones arrivés dans les quatre mois précédant un recensement déclarent avoir déjà adopté le français ou l’anglais comme langue d’usage à la maison, à la place de leur langue maternelle.

On ne change pas de langue d’usage comme on change de chemise. De toute évidence, ces substitutions de langue d’usage, déclarées par des allophones à peine descendus d’avion, ont été effectuées à peu près entièrement à l’étranger.

La même étude fait voir que de 20 % à l’arrivée, l’assimilation des immigrés allophones augmente lentement, au rythme d’à peu près un point par année de séjour, pour culminer finalement à environ 40 %. Ce sont ces 20 points d’assimilation supplémentaires, accumulés après quelque 25 années de séjour, qui témoignent du pouvoir d’attraction du français et de l’anglais sur le terrain, au Québec.

Cela signifie en particulier que parmi les substitutions de langue d’usage déclarées par des allophones arrivés au Québec au cours des cinq années précédant le recensement, près de neuf sur dix ont été, en réalité, effectuées avant d’immigrer. La part de 75 % du français dans l’assimilation des allophones de la cohorte 2001-2006, mise de l’avant par Statistique Canada, découle donc en quasi totalité non pas du pouvoir d’assimilation exercé par le français au Québec, après leur arrivée, mais de la sélection des immigrants et de leur francisation préalable à l’étranger.

Le démographe Marc Termote, dans deux études publiées en 1994 et 1999 par le Conseil de la langue française (CLF), a jugé lui aussi que pas plus de la moitié des substitutions de langue d’usage déclarées aux recensements par l’ensemble des immigrés allophones auraient été accomplies au Québec. La francisation préalable des immigrés dans leur pays d’origine serait ainsi le principal facteur qui porte à la hausse la part du français dans l’assimilation des allophones recensés au Québec.

En plus de l’assimilation effectuée à l’étranger, l’étude publiée par l’OQLF au printemps 2005 tient compte de l’effet de la migration des allophones anglicisés au Québec vers d’autres provinces, de même que des modifications apportées aux questionnaires de recensement, dans le but de dégager une appréciation avisée de l’assimilation accomplie en sol québécois entre 1971 et 2001. L’étude conclut que beaucoup plus de cas d’anglicisation que de francisation se sont réalisés dans le milieu de vie québécois durant cette période.

Mais au diable les dépressifs et les pessimistes ! Au cœur de l’été 2005, à l’occasion du lancement d’une brique sur les nouveaux défis du français au Québec, le directeur de la recherche au CLF a vanté la part de 75 % dévolue au français dans l’assimilation des allophones arrivés en 1996-2001, soit juste avant le recensement de 2001 (la cohorte 2001-2006 ne représente donc pas un « sommet » en la matière). Et lors de la diffusion des données de 2006, les ministres St-Pierre et James ont vanté de même les 75 % de francisation parmi la cohorte 2001-2006, arrivée tout juste avant le dernier recensement.

À quoi servent donc le CLF, l’OQLF et tout le bataclan ? Leur raison d’être n’est-elle pas de s’assurer que la ministre responsable de la Loi 101 donne aux citoyens l’heure juste sur le pouvoir d’attraction réel du français sur le terrain, dans la vraie vie, au Québec ?

Présenter les allophones qui se sont francisés à l’étranger comme s’ils s’étaient francisés au Québec relève de la fumisterie. L’enquête fictive de l’OQLF sur le service en français au centre-ville de Montréal n’a pas été la seule supercherie de Mme St-Pierre. Ni, quant à cela, de l’OQLF.

Dans son opération bilan, l’Office a escamoté les informations ci-dessus quant à l’importance des substitutions réalisées à l’étranger. Son rapport ne fait aucune référence à l’étude de 2005. Il traite du progrès de la francisation des allophones de manière à laisser entendre que cela s’est réalisé pour l’essentiel au Québec. Il mentionne mollement qu’un « certain nombre » de substitutions en faveur du français découle « vraisemblablement » de la politique d’immigration. Il passe sous silence la hausse artificielle du pouvoir d’assimilation du français causée par les modifications apportées au questionnaire de recensement. Il explique le progrès dans la proportion de francisés par les dispositions de la Loi 101 sur la langue de travail, sans preuve à l’appui, alors qu’une étude publiée par le CLF en 1994 a conclu que, au contraire, celles-ci n’ont pas renforcé de façon appréciable le pouvoir d’attraction du français.

Il a été facile pour le Québec de faire augmenter rapidement la part du français dans l’assimilation en admettant des immigrants qui s’étaient francisés à l’avance dans leur pays d’origine. Mais assurer une francisation authentique des nouveaux arrivants dans le milieu de vie québécois en francisant adéquatement la langue de travail reste un défi que la société québécoise n’a pas encore su relever. Au fond, les nombreux immigrés qui se sont plaints à la commission Bouchard-Taylor de s’être vu refuser un emploi parce qu’ils ne maîtrisaient que le français ont témoigné de ce que l’anglais demeure plus payant sur le marché du travail à Montréal.

Toujours au contraire de l’étude de 2005, le rapport de l’OQLF ne dit rien non plus sur l’assimilation des allophones non immigrés. Il est pourtant certain que la vaste majorité de leurs substitutions se sont réalisées au Québec. D’après les données affichées le 4 décembre par Statistique Canada, en 2006 la part du français dans l’assimilation des allophones nés au Canada vient peut-être de franchir au Québec le seuil des 30 %. Pas de quoi pavoiser.

C’est l’assimilation linguistique qui ayant lieu sur le terrain qui témoigne le plus directement de la vitalité du français au Québec. Il est par conséquent crucial d’interpréter correctement l’évolution du pouvoir d’attraction du français. Tout compte fait, l’OQLF n’a pas fait mieux que Statistique Canada et Mme St-Pierre sur ce plan.

Pendant que les uns et les autres se félicitent de l’effet de la Loi 101 sur la francisation des allophones à l’étranger, à Montréal l’anglais continue d’assimiler une proportion démesurée d’allophones de même qu’un nombre non négligeable de francophones. Si bien que, dans l’ensemble de la région métropolitaine, entre 2001 et 2006 le poids de la population de langue d’usage anglaise est passé de 17,3 à 17,4 % alors que celui de la population de langue d’usage française a brusquement chuté de 70,9 à 69,1 %.

Dans son rapport annuel 2006-2007 publié en novembre dernier, l’OQLF affirmait que « la situation linguistique évolue favorablement au Québec ». Ce refrain sonne aujourd’hui désespérément creux. Le gain en importance de la population de langue d’usage anglaise de même que la perte pour celle de langue française se retrouvent aussi à l’échelle du Québec dans son ensemble.

Il semble que l’étude de Marc Termote, que l’Office a longtemps tenue cachée, prévoit jusqu’en 2026 une lente érosion du poids des francophones et une très lente décroissance de celui des anglophones. À la lumière des résultats de 2006, ces prévisions paraissent bien modérées. Quoi qu’il en soit, elles signifient un déclin du rapport de la population de langue française à celle de langue anglaise au Québec. Or partout au Canada la position du français vis-à-vis de l’anglais en matière d’assimilation varie directement avec le rapport numérique entre la population de langue française et celle de langue anglaise.

Il se fait tard.