Le vade-mecum sibyllin des Sibylles

Le portulan de la bohème

Quelle serait votre bibliothèque idéale ? C’est le genre de question où l’on s’attend à ce que l’interviewé réponde : À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, le Bhagavad-gîta et Finnegan’s wake de James Joyce – ce qui lui donnerait enfin l’occasion de les lire. Soumis au même exercice lors d’un Salon du livre, j’ai répondu sans y penser : une librairie d’occasion ! C’était plus qu’une boutade.

Une autre variante de la question est celle où l’on offre la possibilité d’apporter quelques livres de son choix avant d’être jeté sur la plage d’une île déserte, sans cellulaire, sans GPS, sans BlackBerry et sans iPod : bref, condamné à lire.

L’écrasement d’avion des rescapés de Lost (Perdus) a remplacé aujourd’hui le naufrage de Robinson Crusoë. Sauf que ni les scripteurs de la populaire série de télévision, ni Daniel De Fœ n’ont entrevu la possibilité qu’il y ait eu un chargement de livres en solde dans les soutes du transporteur aérien ou quelques caisses de livres dépareillés dans la cale du navire.

La métaphore de la bibliothèque de l’île déserte s’inspire insidieusement du régime de simplicité volontaire que toutes les religions imposent à leurs adeptes : un seul livre qui résume tous les autres. C’est la logique implacable du Sultan guerrier qui ordonne de brûler tous les livres d’une bibliothèque, soit parce qu’ils disent comme le Coran, soit parce qu’ils en diffèrent.

À la tyrannie des étoiles, des listes, des palmarès, des prix qui cherchent à isoler le livre du moment, de la semaine, du mois, de l’année, de la décennie ou du siècle, à l’instar du Livre pour tous les temps des religions, la seule réponse demeure le bras d’honneur jubilatoire et le bordel bienveillant d’une librairie d’occasion.

On s’y retrouve souvent le confident consentant de nouveaux et de nouvelles amies comme dans une maison de passe où le temps serait aboli. C’est comme ça que j’ai rencontré une des maîtresses de Maupassant, Gisèle d’Estoc, qui m’a confié sans fausse pudeur l’avoir questionné un jour sur son heure préférée pour faire l’amour. Maupassant lui a répondu spontanément : la nuit. Mais toutes les heures pour moi sont bonnes. Pourtant, l’heure que je préfère, c’est le soir, sans doute parce qu’il est triste comme l’amour, voluptas tristis. Et il lui a dit cela de cette voix incomparable dont Guy jouait parfois comme d’un instrument dangereux.

Confidence pour confidence, la maîtresse de Flaubert, Louise Colet, en avait long à dire sur son amant qui prenait son plaisir sans trop se soucier du sien, mais la Colet s’avérait ambivalente sur sa passade avec Alfred de Musset. Chose étrange, cet homme quand je ne le vois pas, exerce sur moi une fascination de pensée qui tient du vertige, je suis pour ainsi dire amoureuse de son génie, ce que je lis de lui m’enivre. Aussitôt que je le vois, le dégoût et presque le mépris me gagnent. Alfred prenait un coup solide.

Comme le disait un de mes personnages… Pour William Faulkner, la formule n’était pas une attaque de fausse modestie. Le romancier croyait sincèrement que les mots qu’il leur avait mis en bouche leur appartenaient en propre me révèle sa maîtresse de plusieurs années, Meta Carpenter, également originaire du Mississipi et scripte dans les studios hollywoodiens. Bill était un gentleman du Sud même avec ses personnages.

Avec les lunettes fumées de Miss Meta étendue sur le sable chaud d’une plage californienne, on revoit Bill Faulkner s’agiter autour d’elle en déplaçant un parasol pour la protéger des rayons solaires et en murmurant que c’est un aussi grand crime d’exposer une telle beauté aux brûlures du soleil qu’une grande peinture à la pluie.

Dans le mouvement même du regard de l’amant qui glisse voluptueusement sur le corps harmonieux de sa maîtresse, l’écrivain ne peut pas s’empêcher de vouloir l’habiller de ses mots. Miss Meta, je n’ai jamais vu une peau d’un blanc pareil. Ce n’est pas facile de trouver le mot pour la décrire. Écru ? Non ! ce n’est pas un blanc laiteux ! C’est une teinte unique avec une carnation d’ivoire et d’albâtre.

Le jour où le peintre Jackson Pollock s’est suicidé, sa jeune maîtresse était dans la voiture avec une de ses amies. Edith Metzger est morte. Ruth Kligman a survécu. Elle n’arrive pas à chasser la scène de sa mémoire. Edith hurle comme une folle : Laissez-moi sortir ! Jackson ne veut rien entendre. Il ne s’arrête pas. Il va plus vite et il rit. Plus il accélère, plus il rit et rit et rit. La voiture fait une grosse embardée en sortant d’une courbe. La prochaine nous tombe dessus trop rapidement. Beaucoup trop ! Les freins n’arrêtent plus de grincer, les pneus crissent quand ils ne glissent pas. Je n’arrive pas à croire à ce qui nous arrive. Je fixe Jackson au volant. Il a le regard vide. Il est terrorisé. Son visage est bouffi et tordu. La lumière d’un poteau de téléphone l’éclaire un moment. Les yeux lui sortent de la tête. On ne peut plus rien y faire. La voiture quitte la chaussée. Tout est foutu. Les arbres nous foncent dessus.

Les maîtresses n’ont pas la cote à l’université. Mais elles connaissent souvent mieux leurs amants que les épouses légitimes. En fait, elles ont moins de réticence à les décrire sans les juger tels qu’ils étaient. Les femmes, règle générale, ont tendance à être plus magnanimes avec leurs anciens amours. La passion ne les a pas aveuglées au point de n’avoir vu rien d’autre. Du moins quand vient le temps de s’en souvenir. C’est le genre de choses qu’on apprend en fréquentant les librairies d’occasion.

On y entre toujours en cherchant un livre qu’on n’y trouvera pas. Ou plutôt, avec l’expérience, en cherchant le même livre pendant des années. On en ressort avec ceux qui nous ont trouvé, en titillant notre curiosité, en nous faisant du gringue visuel, en jouant les inconnus mystérieux, les belles du jour et les voyageurs au long cours.

La pratique des librairies d’occasion est le contraire d’une formation classique où tout est hiérarchisé, classifié, noté, décodé, analysé, déconstruit, dans un ordre prédéterminé et des protocoles pré-établis. Bouquiner n’a rien d’une science et tout d’un mode de vie, c’est une façon intelligente de la flâner, en se laissant conduire par les livres, là où la main de l’homme n’avait jamais mis le grand pied de Berthe, le nez de Gogol ou un oeil dans la tombe de Caïn.

On part de chez soi Québécois et l’on revient Tzigane avec une brassée de livres pour le prouver. On a hérité d’une nouvelle famille constituée par un inconnu dont on ignore tout, sauf sa passion contagieuse pour les gitans. Vous découvrez alors l’existence de George Borrow. Pour le situer, il a vécu dans la première moitié du XIXe siècle ce qu’il a écrit plus tard dans Lavengro et Romany Rye.

Borrow cherchait à concilier trois pulsions contradictoires, sa volonté de répandre partout la lecture de la Bible, une haine obsessive des Catholiques et une curiosité insatiable pour les moeurs et la culture des Romanichels. Un intérêt pour le moins inusité dans un pays comme l’Angleterre où la loi avait déjà permis de tuer les gitans à vue sans autre forme de procès. Borrow a beaucoup observé, fabulé tout autant, mais il a imposé l’image romantique de l’autre grand errant : le Rom.

Grâce à l’érudition de mon entremetteur inconnu, j’ai eu le plaisir de rencontrer cent ans plus tard l’auteur de Raggle-Taggle, Walter Starkie, un violoneux irlandais, qui a parcouru à son tour l’Espagne gitane et la Hongrie tzigane. Il m’a raconté que le moment le plus saisissant de tous ses vagabondages avait été l’enterrement d’un grand violoniste rom. Son fils m’avait invité en me demandant d’apporter mon violon. Je me suis retrouvé à l’aube sur la place publique d’un village perdu hongrois avec des centaines de musiciens qui étaient descendus des villages et des villes environnantes pour rendre un dernier hommage à son père.

C’était un orchestre tzigane au grand complet : des joueurs de flûte, de clarinette, de trombone, de cymbalum, de cornemuse et les violoncellistes avec leurs instruments attachés au cou. Lorsque le cortège s’est mis en branle pour le cimetière, une soixantaine de violonistes ont ouvert la marche avec un air triste et déchirant repris et repris par tous les instrumentistes du défilé comme des vagues de douleur sans fin. Sur la tombe, c’est le violon solitaire du fils qui a pleuré toute sa peine. À un moment, on a cru qu’il jouerait jusqu’à ce que le soleil se voile la face.

Je me suis initié au monde des bouquineries lorsque je fréquentais le collège Sainte-Marie. Il y en avait trois dans la descente de la rue Bleury : une à mi-côte et deux en bas, près de la rue Craig. La première ressemblait à un repaire d’ours avec l’ours en prime comme libraire. L’endroit était sombre et recevait peu de lumière d’une vitrine masquée par un agrégat de bouquins entassés sur des tablettes de fortune. Peu importe où l’on posait l’oeil, le dépareillé répondait au cafouillis et le désordre au chaos.

En me mettant à quatre pattes comme un chien truffier, j’avais déniché à leurs reliures blanches quelques volumes de la petite collection Nelson. Ma disparition soudaine de son champ de vision avait inquiété l’ours qui derrière des lunettes épaisses ne quittait jamais ses clients des yeux quand il ne les suivait pas carrément dans les allées. Il était très âgé avec des cheveux gris en broussaille, des sourcils noirs et une gueule maussade. Je sentais sa présence à sa respiration oppressée derrière moi.

Un jour, comme je tirais un livre d’une tablette un peu plus élevée, sa voix rauque et caverneuse m’arrête : Why do you want to read that ? C’était une édition du Capital de Karl Marx. Et je m’entends lui répondre en anglais : Je le saurai quand je l’aurai lu ! Il a émis une suite de gloussement gutturaux et après m’avoir jeté un coup d’oeil amusé, il est retourné à l’arrière pour s’occuper à faire ce que les libraires font pour montrer qu’ils sont occupés.

Plus tard, lorsque j’ai raconté l’histoire à mes amis libraires, ils m’ont dit que j’étais sûrement le seul être humain vivant à avoir vu le vieux Melzack sourire.

Les librairies d’occasion anglaises haut de gamme avaient pignon sur rue aux alentours de l’université McGill, Hartmann rue Sherbrooke, Grant Wollmer rue University et le demi-sous-sol du Mansfield Bookmart sur la rue du même nom. Son propriétaire Heinz Heinemann était une sorte de furet en état de perpétuelle agitation sous l’oeil placide de son assistante, une grande Allemande sculpturale au visage impénétrable.

Heinemann n’avait pas commencé de vous répondre qu’il était déjà passé à autre chose et ses intérêts étaient tout aussi éparpillés : livres anciens en plusieurs langues, manuscrits de tous genres, lettres autographes, eaux-fortes, gravures et la production courante contemporaine.

C’est là que, sans m’en douter, j’ai posé le geste qui illumine toute la quête d’un bibliophile. J’ai trouvé un livre rare, publié avec le privilège du Roy, à Paris, en 1599. Les trois volumes des Sybillina Oracula sont réunis sous une seule reliure plein cuir. Les oracles sibyllins sont transcrits en grec ou en latin, avec des commentaires en latin. C’est le vade-mecum sibyllin des Sibylles. Le livre qui représente tous ceux qu’on cherche sans les trouver, celui qu’on ne lira jamais et que même en arrivant à le décoder, on ne parvient jamais à décrypter. Bref, c’est la pierre d’assise de toute bibliothèque qui se respecte, le Magnus Opus illisible.