L’eau cancérigène rend malade... et tue !

Le ministère de l’Environnement et la Défense nationale savaient

Ici, la maison à votre gauche, le monsieur est mort d’un cancer, sa dame aussi. Ici, à votre droite, une demoiselle Vachon a eu un cancer du côlon, possiblement un cancer du cerveau en même temps. Le père est mort d’un cancer de la prostate, jeune, et un de ses fils a eu un cancer du rein... ». Celui qui parle devant les caméras de l’émission « Enquête » de Radio-Canada, c’est le docteur Claude Juneau, médecin à la retraite, qui a traité les gens de Shannon pendant toute sa carrière. « Si les autorités n’avaient pas su que l’eau était contaminée, on aurait toujours pu pardonner. Mais non seulement elles le savaient, elles n’ont rien fait et contestent l’évidence ! » s’emporte-t-il.

Ce drame se passe dans une petite municipalité au nord-ouest de Québec. Un produit chimique cancérigène, le TCE (trichloréthylène) contamine l’eau souterraine sous la base militaire de Valcartier. En passant sous la municipalité de Shannon, l’eau infectée pollue la source d’eau des puits artésiens, continue sa course sous des maisons de Val-Bélair, s’approche à 800 mètres d’un puits de captage d’eau municipal pour finalement se déverser dans la rivière Jacques-Cartier.

Certaines personnes ont bu cette eau durant 30 ans, donnons-leur la parole :

Michel Lemoine de la rue Gosford apprend que son épouse et lui ont chacun un cancer. L’incrédulité passe rapidement à la colère « On sait maintenant que Monique Dupont, de qui on a acheté la maison a aussi eu un cancer du côlon. C’est un fléau, une calamité ».

Caroline Duplain a un cancer du sein et son père militaire est décédé d’un cancer du cerveau.

Alexandre, 18 ans, le fils de Chantal Mallette a reçu des dizaines de séances de chimiothérapie et de radiothérapie, « ça ne marche pas ! ».

« C’est un peu la panique chaque fois que mes deux adolescents ont mal à la tête » s’inquiète Doris Fritschmann, « Nous, on est direct dans le triangle le plus contaminé. »

« Je suis en colère qu’on ait laissé boire cette eau-là à des enfants en toute connaissance de cause. J’en veux à tous ces scientifiques d’avoir laissé passer ça. » Le « cas » Shannon est unique, plaide Marie-Paule Spieser, infirmière, qui a déposé un recours collectif contre le ministère de la Défense nationale et une filiale du Groupe SNC/Lavalin. La norme fédérale tolère la présence de 5 microgrammes de TCE par litre d’eau. « On avait des puits qui avaient 1200. »

« Je suis profondément choqué de voir qu’autant à la Direction de la santé publique qu’au ministère de l’Environnement, personne ne pense aux humains. Ce ne sont que les préoccupations administratives qui comptent. Ça n’a pas de sens », laisse tomber Jean Bernier.

Reportons-nous en décembre 2000 ; deux résidents jasent pendant que leur auto est en réparation au garage. Celui qui vit à proximité de l’usine et de la base militaire a fait analyser l’eau de son puits artésien. « Y’a du TCE, c’est dangereux qui disent. Mon puits est condamné. » L’autre lui conseille de le dire à la ville.

La municipalité n’est pas au courant; car elle ne gère pas d’aqueduc. Les citoyens doivent surveiller la qualité de l’eau de leur puits artésien. La municipalité contacte quand même la base militaire, et non l’inverse, pour apprendre que la situation est connue.

Si la ville et les citoyens étaient dans l’ignorance, beaucoup de gens responsables savaient. Par exemple, en décembre 1999, Environnement Canada et Québec, Santé Canada et Santé Québec ont été informés d’une concentration de TCE 180 fois supérieure à la limite actuellement autorisée.

Un nouveau cas de condescendance politique ? Un silence obligé pour éviter d’apeurer la population, évoquent certains, mais surtout un silence pour couvrir des devoirs politiques occultés. En 1978, le ministère canadien de l’Environnement et la Défense nationale avaient été saisis d’un rapport qui disait : « déverser les eaux usées dans un étang perméable qui baigne dans la nappe phréatique est inacceptable ».

L’armée a mis 16 ans avant de remblayer le terrain, mais le problème reste entier. « La décontamination, il n’y a rien de fait là, rien, rien, rien! Après tout ce temps-là : rien », clame le docteur Juneau.

En 1991, SNC-Lavalin affirmait avoir omis de regarder de l’autre côté de sa clôture, par conséquent ignorait que l’eau contaminée s’écoulait vers ses voisins. Que penser d’une réunion tenue en 1999 par les ministères de Santé publique, autant fédéral que provincial, lesquels ont pris connaissance d’un document énonçant clairement la contamination de la réserve d’eau souterraine régionale ? Personne n’informera ni les citoyens ni les autorités locales.

Pire, dès lors s’amorce un débat scientifique pour étouffer l’affaire. À la demande de la ville d’étudier l’état de santé des citoyens, le directeur de Santé publique Québec, le docteur Henri Prud’homme affirme « Une étude menée sur un village aussi petit risquerait de créer inutilement la panique ». Son confrère le docteur François Desbiens explique pour sa part qu’aucun problème de santé ne pouvait être constaté avec les « faibles » taux de concentrations de produits relevées à Shannon. Même s’il y a cinq fois plus de cancers à Shannon, on s’obstine à nier l’évidence.

Dans le cœur du territoire contaminé, « Il y a 3,6 fois plus de cas de cancer que de l’autre côté de la rivière ! » résume le docteur Raymond Van Coillie, expert en écotoxicologie. « Ça ne peut pas être le fruit du hasard », souligne le docteur Michel Charbonneau, professeur à l’Institut national de recherche scientifique (INRS).

Dans la cause du recours collectif, pour démontrer que la contamination de l’eau au TCE a déclenché de nombreux cas de cancers, l’avocat Me Charles Veilleux a fait appel au pathologiste Syd Finkelstein, du Laboratoire RedPath à Pittsburgh. Sa conclusion : « tous les cas de cancers répertoriés dans les zones de contamination élevée sont positifs ». Toutefois, l’Institut national de santé publique du Québec remet en question l’interprétation de ces analyses.

La population a raison d’être exaspérée. Les politiciens leur ont dissimulé la vérité, leur ont menti et puis se volatilisent. Entre le premier rapport de 1978 et 2000, est-ce que des politiciens étaient au courant ? À partir de 2000, c’est évident que tous les ministères pertinents et politiciens le savent : députés et ministres, provinciaux comme fédéraux.

Ici le dossier se scinde en deux correctifs distincts : obtenir un aqueduc pour la ville et s’occuper de la santé des gens.

Le maire de Shannon a fait son travail et a même engagé sa ville dans une poursuite contre le ministère de la Défense pour obtenir un aqueduc. Des députés fédéraux conservateurs ont grafigné bec et ongles pour obtenir le financement de leur gouvernement. Voilà pour le béton, faire travailler les entrepreneurs et s’assurer que l’eau distribuée sera de qualité dans l’avenir.

Quant à la santé des citoyens, aux indemnisations et au soutien aux familles, les partis politiques perpétuent le silence. Si le ministre de la Défense peut se cacher derrière le recours collectif entamé aux frais de citoyens, que font les autres politiciens sur le plan humain. Le comble de l’imbécillité revient à Sam Hamad, député du Parti Libéral du Québec. Il oublie que Shannon est une ville québécoise bien que le pollueur soit fédéral, lorsqu’il déclare « Vous comprendrez bien qu’on souhaite que des solutions soient trouvées le plus rapidement possible. Mais on a assez d’ouvrage au Québec, c’est un dossier fédéral et c’est à eux de s’occuper de ce dossier-là. »

Et si cela s’était passé dans leur cour à eux, à Westmount, à Sillery, à Sussex Drive ?