Un pied dans le passé et l’autre à Hollywood

Le portulan de la bohème

Du temps où j’étais au collège, il n’y avait rien de plus morne à la fin de l’hiver que les heures du dîner. L’omniprésence de la slotche dans les rues limitait notre rayon d’action. Pas question d’entreprendre la ronde habituelle des librairies ou des grands magasins. De temps à autre pour chasser l’ennui, je rendais visite à une étrange bibliothèque, coin Dorchester et University, le Fraser Institute.

Avec une pratique quotidienne des escaliers de bois, nous étions devenus de fins connaisseurs de leur musique hivernale. En chassant l’humidité, le surchauffage de rigueur dans tous les vieux édifices les dotait d’une nouvelle gamme de sonorités plus sèches et plus claires. Le répertoire musical des planchers de bois nous était familier.

En revanche, la nature des bruits d’escalier du Fraser était inquiétante : chaque gémissement, chaque grincement, chaque claquement semblait annoncer un effondrement imminent. Dans cette perspective, l’appui le moins rassurant était la rampe d’escalier qui menaçait de céder à tout moment. L’usure variable des marches imposait un mouvement ascendant qui s’apparentait au roulis d’un navire puisque pour réduire les craquements sinistres, il fallait gravir les marches en zigzaguant, de bâbord à tribord.

À chaque palier, la tonalité de la cage d’escalier devenait de plus en plus sourde. Au premier, le seul poids des visiteurs déclenchait une explosion de notes dissonantes comme si une trappe dodécaphonique allait s’ouvrir sous leurs pieds. Au dernier, à en juger par la résonance, la trappe nous aurait précipités dans un puits profond. Heureusement, nous étions arrivés à bon port.

Deux portes déglinguées ouvraient sur une grande salle de lecture vieillotte, plus longue que large, parsemée de colonnes, tapissée de bibliothèques murales en bois verni jusqu’au plafond, agrémentées d’escabeaux amovibles pour atteindre les plus hautes étagères, et un peu partout des balustrades en bois sombre qui clôturaient des espaces dont la fonction s’avérait obscure.

L’entrée provoquait un choc : celle d’avoir fait subitement irruption dans un roman de Charles Dickens. D’ailleurs, plusieurs de ses personnages, parmi les moins recommandables, étaient assis aux longues tables alignées en parallèle jusqu’au fond de la salle. Le premier élément qui a piqué ma curiosité était une sorte de séchoir à journaux. Le système était ingénieux et datait du XIXe siècle : chaque journal était glissé dans une tringle de bois qui permettait de l’accrocher au séchoir et de le conserver entier d’une consultation à l’autre. Lorsque les usagers ouvraient leur gazette droit devant eux, les pointes de tringle qui dépassaient donnaient l’impression d’un camp de liseurs sous la tente.

Close the door, it’s freezing ! Le battant d’une des portes était aussi contrarié que le visage ingrat de mon interlocutrice. Le comptoir des bibliothécaires faisait face à l’entrée. Il était défendu par deux Gorgones et une Cerbère. Leurs assistants masculins, deux ou trois hommes aux yeux vagues et au teint gris, vaquaient à leurs tâches, grimpaient dans les escabeaux, poussaient des chariots de livres et assuraient le ménage des tables sans provoquer le moindre craquement. Ils glissaient d’un point de silence à un autre sur le grand corps malade de l’édifice comme des acupuncteurs.

Les vieux bâtiments sentaient le vieux. Au Fraser, l’odeur du temps passé était mâtinée d’une rancoeur d’alcool à friction. La proximité du refuge Meurling, coin Saint-Alexandre et Vitré, poussait toute une clientèle de robineux à s’y rendre pour s’informer quotidiennement des dernières nouvelles, tout en se réchauffant. Ou inversement.

Avec la chaleur ambiante et la fragrance fond de tonne fermenté qui se dégageait du secteur avoisinant le séchoir à journaux, les assoiffés de la rue avaient tendance à s’assoupir, la plupart ayant choisi un journal comme accessoire plutôt qu’objet de lecture. C’était compter sans la vigilance de tous les instants du cerbère. Elle se détachait subitement du comptoir pour fondre sur le coupable. You’re here to read, no to sleep ! Read, it’ll do you good !

C’était une femme ni grande, ni petite, ni grosse, ni maigre, sans âge, sans passion, plutôt sèche, bref, indescriptible puisqu’elle s’identifiait complètement à un règlement. Plus les robineux se réchauffaient, moins ils étaient capables de garder les yeux ouverts. Mais au moindre fléchissement, la cerbère réapparaissait à leurs côtés. Don’t sleep, read ! Read ! La troisième fois, ils étaient expulsés. Et il n’y avait pas de répit, pas de relâche, pas de trève !

C’est la plus implacable exhortation à la lecture à laquelle j’ai assisté ! Mais l’image absurde de ces pauvres diables qui faisaient des efforts titanesques pour donner l’illusion de lire avant de succomber à tour de rôle, était inoubliable.

En consultant le fichier du Fraser, j’avais été étonné de constater qu’il contenait un nombre impressionnant de livres en français, exclusivement des ouvrages des XVIIIe et XIXe siècles. Bref, des révolutionnaires et des romantiques, tous fils de Voltaire ou de Rousseau, dans leurs éditions originales. Tous ces bouquins portaient une seconde estampille : Institut canadien de Montréal.

Comme je l’ai appris par la suite, le Fraser Institute avait hérité de la fameuse collection de livres de l’Institut au moment de la fermeture de sa bibliothèque en 1880. Que la seule trace du plus important mouvement québécois d’émancipation politique, philosophique et culturel du XIXe siècle se retrouve en exil dans les fichiers d’une bibliothèque anglaise – fut-t-elle accueillante – témoignait de l’efficacité redoutable de la censure ecclésiastique.

Pour les fils spirituels de Louis-Joseph Papineau, seule la libre fréquentation des livres et des idées pouvait libérer la société québécoise de l’obscurantisme clérical. Ainsi, en décembre 1844, deux cents jeunes gens s’étaient réunis, à la salle de la Société d’histoire naturelle, rue Saint-Jacques, pour fonder une société qui prit le nom d’Institut canadien de Montréal. Le succès fut immédiat. De 1856 à 1871, l’Institut a présenté 128 conférences publiques, 68 conférences privées réservées à ses membres et tenu 213 débats, sous la forme d’une joute oratoire, qui ont lancé la mode des assemblées contradictoires en temps d’élection.

Toute l’effervescence intellectuelle de l’Institut a gravité autour d’une bibliothèque, laïque, libérale et libertaire, qui comprenait plus de 10 000 volumes, et d’une salle de lecture et de consultation, où l’on trouvait les principaux journaux du pays et plus de 125 périodiques d’Europe et des États-Unis. L’Institut canadien a été un centre culturel avant la lettre.

Pour l’Évêque de Montréal, l’Institut canadien était la source et la fontaine de tous les maux. Mgr Bourget n’avait pas excommunié les patriotes qui étaient morts les armes à la main pour laisser leurs héritiers reprendre la place qu’ils occupaient dans l’esprit de la population. Surtout en prônant que le salut de la nation passait par l’éducation populaire plutôt que par l’obéissance.

En 1869, le Vatican exauce les prières de Sa Grande Noirceur en lui accordant la permission de procéder à sa mise à mort. Désormais, sous peine d’excommunication, il sera défendu d’appartenir à l’Institut tant qu’il enseignera des doctrines perverses. L’annonce, faite du haut de la chaire dans toutes les paroisses, était assortie d’une mise à l’Index du catalogue de sa bibliothèque. Le coup sera fatal aux Rouges et soumettra toutes les bibliothèques à la censure de l’Oeuvre des bons livres jusqu’aux années 1960.

Pour tromper l’ennui de nos après-midi de congé du mardi et du jeudi, nous disposions d’un refuge imparable, le System Theatre, rue Sainte-Catherine ouest, coin Aylmer, en biais du carré Philip. On aurait pu le décrire comme une sorte de cinéma de répertoire, mais, en fait c’était plutôt l’équivalent cinématographique d’une librairie d’occasion particulièrement bordélique.

La machine à coudre chère aux surréalistes y rencontrait constamment son parapluie. L’incohérence de la programmation aurait pu donner des cours au simple hasard. Tout côtoyait tout sans queue ni tête, les chefs d’oeuvres, les navets, les westerns, les thrillers, les films d’espions, les comédies musicales et les films de genre dans tous les genres. Le cinéma System proposait des programmes triples qui, à ma souvenance, changeait trois fois la semaine. On pouvait en ajouter un quatrième avec la seule présentation des préviouzes de la semaine en cours et de la semaine suivante.

Le guichet ouvrait directement sur le trottoir et l’entrée était placardée d’affiches de films dans le style des années cinquante qui s’inspirait de celui des comic books. Les méchants ressemblaient tous à Vincent Price, les jeunes premiers se devinaient à leur coupe de cheveux, les pin-up à leurs devantures, les fausses ingénues à leur queue de cheval, les cow-boys à leur chapeau et les héros à leurs biceps.

Règle générale au cinéma, l’écran est la première chose qu’on voit en pénétrant dans une salle. Au System, l’écran étant parallèle à la rue Sainte-Catherine, c’était le public figé dans les attitudes que chacun des spectateurs avait l’habitude d’emprunter pour quitter la réalité : il y avait les intenses, les relaxes, les lunatiques, les malendurants, les ravis, les bicéphales et un peu partout les vissés sur leur siège, les enfoncés dans leur fauteuil, les accrochés au banc d’en avant et, à la dernière rangée ceux qui piquaient carrément un somme en toute quiétude.

L’idée saugrenue de se présenter à une heure précise pour assister à un film n’était pas dans les moeurs des cinémas montréalais. Le billet d’entrée donnait accès à un buffet à volonté, c’est-à-dire qu’une fois dans la salle, on pouvait assister à toutes les représentations, sauf si l’on ronflait ou si l’on se mettait à parler fort dans son sommeil.

Nous vivions un pied dans le passé québécois et l’autre à Hollywood. On n’arrivait pas à sortir du premier, mais la fréquentation de la Catherine nous permettait à tout moment de quitter la rue pour entrer dans une vue américaine comme dans un train en marche, quitte à attendre la fin de la présentation du programme double ou triple, pour en voir le début. Ce n’était pas habituellement nécessaire. Hollywood était un rêve permanent où toutes les histoires s’entrecroisaient vers une fin heureuse. Sûrement jamais autant que sur l’écran du System.

Au milieu d’un débarquement de films de guerre sur terre, sur mer, et dans les airs, qui imposaient tambour battant la Pax Americana sous toutes les latitudes, se glissait de temps à autre un classique des années cinquante, Sunset Boulevard avec Swanson et Holden, The African Queen, Hepburn et Bogart, High Noon, Gary Cooper, A Streetcar Named Desire, Marlon Brando, From Here to Eternity, Deborah Kerr, Burt Lancaster, Montgomery Clift, Frank Sinatra, The Caine Mutiny, Bogart, Rebel without a Cause, James Dean, The Night of the Hunter, Robert Mitchum, Moby Dick, Gregory Peck, Man with the golden arm, Frank Sinatra.

Sans oublier la merveilleuse Lady from Shanghai d’Orson Welles qui datait de 1947. Son impressionnant Touch of Evil de 1958 avait été présenté de l’autre côté de la rue, au cinéma Princess. La richesse de la matière semblait inépuisable et infinie. Mais le soir lorsque la Catherine s’habillait de lumière, c’était notre aliénation culturelle qui scintillait aux marquises.

Je crois bien que I Vitelloni de Frederico Fellini a été le film qui m’a le plus rejoint à l’époque. Il ne voulait pas être admiré comme les films américains avec leur implicite nous-sommes-les-meilleurs, il m’invitait à partager une expérience de vie. Franco Interlenghi y incarnait Fellini. Il était coincé à s’ennuyer avec une bande de copains dans une ville de province. Tous rêvaient de partir pour Rome. Finalement, Fellini était le seul à faire le grand saut.

Son mal d’être et celui de ses amis nous étaient familiers. Sauf que, nous, nous habitions déjà dans la grande ville.